De ces huit jours en milieu hospitalier, je vous épargnerai les aspects médicaux et les récriminations sur la médiocrité de la nourriture. Je n'évoquerai pas non plus les trésors d'imagination déployés pour m'aider à tromper l'ennui de journées toujours trop longues. Je vais plutôt livrer une galerie de portraits.
S'il y a bien un endroit où on est amené à cohabiter, dans des circonstances parfois intimes, avec des gens différents, d'autres milieux sociaux, des gens qu'on n'a pas choisis, c'est bien à l'hôpital. Cela change de ces cercles où ne se croisent que des gens de qualité, ou du même bord, de la même éducation, du même niveau culturel. En une semaine, j'ai fait des rencontres pour le moins contrastées.
Lorsqu'on m'a expliqué au service des admissions qu'il n'y avait pas de chambre individuelle et que je serai dans une chambre à deux, je n'ai pas fait un bond de joie.
Une bénévole de la croix-rouge me conduit jusqu'à ma chambre. S'y trouve un très vieux monsieur avec de grandes lunettes. Je me présente:
- Xavier Parent,
- Léon Lacroix,
- Excusez-moi, monsieur, mais j'ai l'impression de vous connaître. N'étiez-vous pas professeur à la faculté de philosophie et lettres de l'Université de Liège?
- Oui, en effet, j'étais helléniste, mais j'ai fini ma carrière, en histoire de l'art, comme spécialiste des monnaies anciennes.
- Je suis professeur à la faculté de droit!
- Bienvenue, cher collègue. Vous devez avoir devant vous le plus vieux professeur encore en vie de l'Université.
- Permettez-moi de vous demander votre âge.
- 101 ans!
Il s'en suivit une petite conversation sur l'Université d'hier et celle d'aujourd'hui, rendue compliquée par la mauvaise ouïe de mon compagnon. En moi-même, je me suis dit que j'aurais pu tomber plus mal.
Ce vénérable vieillard a lu de 13 heures à 23 heures, sans bouger, assis sur une chaise, d'abord les premières comédies de Molière, ensuite, un ouvrage qui avait l'air très ancien sur la vie à Athènes dans l'Antiquité.
Le lendemain, le voilà remplacé par un jeune homme d'une vingtaine d'années, un peu clodo, un peu simple d'esprit, flanqué de sa copine du même acabit ("sa femme", comme il disait). Il lui était interdit de manger, ce qui le mettait dans une rage folle. Il avait une telle peur des piqûres qu'il fallait trois personnes pour le maîtriser. Tout qui portait une blouse peu ou prou liée à l'hôpital était interpelé par lui pour se faire injurier, parce qu'il avait faim. Il est d'ailleurs sorti de l'hôpital avec baxter et perfusions pour aller s'acheter une pita interdite de l'autre côté de la rue. C'est comme cela que je me suis retrouvé à fréquenter la chapelle, juste pour avoir un peu de calme. La présence de Sainte Rita, de Sainte Thérèse et de Saint Charles Borromée était plus silencieuse. Car, ce n'est pas tout: la copine débarquait dans la chambre à 7h15 du matin et ils avaient demandé la connexion de la télé dont il ne pouvait apparemment pas plus se passer que de manger. J'avais ainsi le grand bonheur de sortir d'un sommeil déjà difficile au son des Simpsons ... et de la voix de Marge! Moi, d'habitude si courtois, j'ai quand même réagi un peu vertement. C'est pourquoi j'ai fait une fugue moi aussi ... pour trouver dans le quartier une pharmacie et y acheter des boules Quiès! Comme en outre, il ne se lavait pas, j'ai supplié les infirmières pour qu'on lui donne une douche forcée ... mais il voulait la prendre avec "sa femme". Trois jours pour le moins difficiles. Mais quelle jeunesse ce garçon a-t-il connu? Par quelles épreuves est-il passé?
Lui a succédé un digne monsieur de 82 ans, qui venait de perdre sa femme. Il était issu du monde rural. J'aurais voulu lire un peu, mais lui aimait parler ... non pas de sa femme, mais de son jardin de 400 m2. Je sais maintenant tout sur les variétés de pommes de terre, les meilleures salades, le rendement des fraisiers ... et sur toutes les crasses qu'on nous vend dans la grande distribution.
Enfin, le jour de mon départ, arrivait un homme de mon âge complètement à bout. Il avait partagé sa chambre avec un compagnon d'origine méditerranéenne entouré quasi en permanence d'une quinzaine de personnes au verbe haut. Or, assez mal en point, il avait vraiment besoin de repos. Partager ma chambre était pour lui une libération ....
Je n'oublierai jamais non plus une petite dame, hospitalisée, venant d'un milieu populaire qui, me voyant dans le couloir avec les larmes aux yeux (quelle idée aussi d'écouter du fado en pareille circonstance!) me dit: "Courage, monsieur. Donnez-moi la main". Le lendemain, je la croise à nouveau et je la remercie pour son geste de la veille. Et elle me dit: "Vous savez, je n'aime pas de voir les gens tristes. C'était normal".
Pour clore ma galerie de portraits, il faut évoquer l'exposition de photos que l'on peut suivre dans les différents couloirs de l'hôpital. Certaines religieuses, à qui l'hôpital fut confié à l'origine, les soeurs de Saint Charles Borromée, sont tout bonnement effrayantes dans leur costumes d'époque!
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Parmi les nombreuses lectures, rendues possibles par ma mise à l'écart, je voudrais évoquer un petit livre, que je relirai sans doute. C'est un livre très connu de la littérature nordique (en particulier, finlandaise):
Le lièvre de Vatanen, Arto Paasilinna, Folio, Gallimard, 1993. Une autre édition existe dans la collection La bibliothèque, toujours chez Gallimard, 2004, assortie d'un dossier et d'exercices pour des lecteurs lycéens.
C'est un livre assez inclassable, qui peut plaire en effet à la jeunesse, mais interpeler tout autant les adultes. Un peu road movie, un peu récit initiatique, un peu conte philosophique, un peu manifeste écologique. Plus proche du recueil de nouvelles, malgré deux personnages récurrents: un homme et un lièvre.
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J'aime bien cette phrase: "
Je suis dans un temps où je dois risquer. Si on n'emploie pas de nouvelles possibilités, on devient un fonctionnaire de soi-même", Alberto Reguera, peintre, Segovia, 1961-?