Je viens de vivre un mois "en immersion" avec mes frères de Wavreumont et j'en suis heureux. Des voix familières du monastère m'ont dit : "tu es le 16ème moine" ou "on a pris l'habitude de te voir, on imagine mal que tu ne sois plus là".
Ces paroles m'encouragent, mais je ne suis pas dupe. La seule question pour moi est la suivante : quelle est ma place en ce monde ?
Et bien, c'est la première fois de ma vie que je me sens à ma juste place. Dans mes vies antérieures, privée et professionnelle, j'ai toujours été assis entre deux chaises. Et je devais toujours faire appel à ma volonté pour être à la hauteur du rôle qui m'était dévolu. Il en résultait une tension, insupportable parfois.
Au monastère, plus de tension, je suis simplement moi-même. Les frères n'ont pas d'attente démesurée à mon égard, même quand ils me croient apte à résoudre toutes leurs questions informatiques.
En un mois, j'ai fait bien plus de rencontres que dans mon quartier.
Le premier était SDF, il se faisait héberger de monastère en monastère; il était "rebelle" et il n'avait pas toujours tort dans sa rébellion. Il fallait avant tout l'écouter, à défaut de pouvoir l'aider. Il assistait aux offices et était présent lors de la prière silencieuse, toujours un peu bruyant cependant. Le second cherchait à concilier sa foi avec un mariage problématique et le désir d'une autre vie. A un peu plus de trente ans, il vivait un passage fort semblable au mien. A l'écoute, s'est joint le partage et une promesse de continuer ce partage. Le troisième avait été missionnaire en Afrique pendant 30 ans, au Congo. Il fallait entendre cet homme de la brousse à propos des prélats du Vatican, ce n'était pas triste.
Et puis, fr. Renaud m'a proposé de participer à deux sessions de formation :
- la première était musicale et destinée aux chantres de plusieurs monastères avec le père Henri Dumas. Elle concernait la pratique de la psalmodie en français. Il s'agissait d'abandonner certaines mauvaises habitudes bien ancrées dans les communautés pour un chant plus léger, plus dynamique, plus signifiant. On alternait les exposés théoriques avec les exercices pratiques et les exemples (bons et mauvais) enregistrés. J'ai ainsi rencontré, parmi la vingtaine de participants, des personnes d'une grande bienveillance, plus ou moins douées pour le chant, mais d'une extrême bonne volonté. L'exercice final - le choeur des femmes (15) alternant avec le choeur des hommes (4) - fut réussi. Comme fr. Etienne était à l'orgue, soeur Petra a fait l'homme d'appoint ...
- la seconde était le début d'un cycle sur l'histoire du monachisme : une rencontre avec les pères du désert, ces premiers moines chrétiens du 4ème siècle, installés d'abord en Egypte, puis dans tout le pourtour méditerranéen. Scruter les textes les concernant était passionnant, particulièrement les Apophtegmes, une compilation d'anecdotes et de paroles "de salut" données par les sages du désert (un "abba", le plus souvent, plus rarement, une "amma"). Les anecdotes sont parfois amusantes et le message délivré souvent sous forme d'énigme. Nous nous prêtions alors au jeu de l'interprétation. Pour cette session, j'étais le seul homme (sauf fr. Etienne qui était l'enseignant). Les autres étaient novices ou profès en formation. Ces plus ou moins jeunes novices bénédictines étaient entourées de leur maîtresse des novices et parfois même de leur mère abbesse. Des personnalités bien affirmées, qui, sous un extérieur parfois impressionnant ou peu engageant, se sont révélées au fil du temps bourrées d'humour et d'une grande humanité (le témoignage de mère Marie-Odile, abbesse au monastère de la Vigne à Bruges, reconnaissant, malgré son grand âge, s'être trompée plus d'une fois et avoir été remise sur la voie par ses jeunes novices, était fort émouvant). Je retrouverai prochainement soeur Charlotte (la plus jeune, novice à l'abbaye de la Paix-Notre-Dame à Liège), soeur Samuel (de Hurtebise), son franc-parler, très terre-à-terre et son humour, et puis ces sept délicieuses novices de Bruges, originaires de Madagascar, jolies comme des coeurs, au sourire craquant, d'une belle simplicité. De telles rencontres font un bien fou.
Hors les temps de formation, j'ai beaucoup travaillé. Le temps passe vite au monastère, car jamais on n'y est oisif. Il y a bien sûr les offices chantés (5 fois par jour), le temps consacré à la lectio divina (une lecture méditée et priante de la Parole de Dieu) et le temps de la prière solitaire et silencieuse. Puis, il y a le travail, intellectuel ou manuel. J'ai fait du ménage; j'ai offert mon aide à l'hôtellerie; j'ai travaillé au jardin; j'ai trié et rangé des revues bibliques, liturgiques et théologiques, d'art aussi; j'ai aidé à l'atelier de peinture (un travail de manutentionnaire sans prétention); j'ai joué mon rôle dans les contacts avec les media. J'ai lu beaucoup aussi. Je l'avoue, j'ai renoncé à lire jusqu'à la dernière page la thèse de Jean-Luc Marion à propos des confessions de Saint Augustin : Au lieu de soi, l'approche de Saint Augustin (P.U.F., 2008). Je ne suis pas loin de partager les propos de Mgr Dagens, en réplique au discours de Jean-Luc Marion, lors de sa réception à l'Académie française : " Il m'arrive, monsieur, de partager les tourments de vos lecteurs non initiés à la phénoménologie, lorsqu'ils essayent de vous comprendre ... on pourrait avoir l'impression que vous jouez avec les mots, en les faisant cliqueter à plaisir". Je me suis rattrapé avec des auteurs plus à ma portée : d'une part, Simone Pacot et son chemin d'évangélisation des profondeurs, d'autre part, Marie Balmary, particulièrement son ouvrage intitulé La divine origine (Dieu n'a pas créé l'homme) (Grasset, 1993).
La communauté monastique que j'ai choisie me correspond par sa simplicité et son ouverture aux autres et aux idées.
Quand j'y vivrai à temps plein, j'espère garder intactes mes amitiés d'avant. Un espace sera toujours ouvert pour la rencontre et les retrouvailles, au monastère ou ailleurs.
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