Un de mes anciens étudiants vit aujourd'hui à Paris. Malgré que 30 années nous séparent, je m'étonne régulièrement de constater que très souvent nos coups de coeur ou références, musicales ou littéraires, présentent bien des points communs. Récemment, il a, en le citant, rappelé à ma mémoire Gustave Thibon.
Je me suis retrouvé des années en arrière, quand j'avais douze ans. Ma grand-mère, qui était de la génération de Gustave Thibon, découpait systématiquement les billets qu'il écrivait alors dans La Libre Belgique. Toutes les semaines, le mardi, j'allais faire mes devoirs, souper et dormir chez ma grand-mère. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est d'avoir une grand-mère pédagogue et d'être son seul petit fils. Comme j'étais un enfant docile, j'étais réceptif à tout ce qu'elle me proposait.
Quand je me rendais chez elle, une farde m'attendait avec des choses à lire, uniquement de bonnes lectures qu'elle avait sélectionnées pour moi. Parmi celles-ci, les billets de Gustave Thibon.
Gustave Thibon (1903-2001), grand prix de philosophie de l'Académie française, en 2000, était alors, aux yeux de beaucoup, un autodidacte, un "philosophe paysan", ami de la grande Simone Weil, dont il publia en 1947 La pesanteur et la grâce.
Je n'ai plus aujourd'hui de souvenirs précis de ces lectures. J'avais retenu de Gustave Thibon qu'il était catholique. J'ai appris aujourd'hui qu'il était aussi monarchiste. Cela ne le situe pas vraiment parmi les catholiques progressistes.
Mon ancien étudiant a reproduit de lui, sur Facebook, la citation suivante, qui mérite au moins qu'on y réfléchisse: "Il est malaisé de composer avec le monde sans se laisser décomposer par le monde".
En voici d'autres:
- "Rien ne prédispose au conformisme que le manque de formation";
- "On aime non dans la mesure où l'on possède mais dans la mesure où l'on attend";
- "Bien vieillir, c'est gagner en transparence ce qu'on perd en couleur";
- "Connaissez-vous beaucoup d'hommes qui attribuent leur échec à leur incapacité?"
- "Il faudrait distinguer deux sortes de vices: les péchés commis sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour".
Quelques années plus tard, j'étais alors rhétoricien et jeune universitaire, ma grand-mère m'a fait rencontrer un autre philosophe paysan: Marcel Légaut (1900-1990) la même génération donc.
J'ai lu tous les livres de Marcel Légaut, malgré l'aridité du style. Marcel Légaut était plus subservif que Gustave Thibon. Professeur de mathématiques à l'université de Rennes, il a décidé un beau jour de devenir berger. Son oeuvre cherche à décrire le parcours que doit suivre tout homme pour donner à son humanité toute son amplitude. Marcel Légaut ne se situait pas en dehors de l'Eglise catholique, mais appelait celle-ci à de sérieuses remises en question. A cette époque, une chose effrayait un peu ma grand-mère: on parlait beaucoup de "communautés de base", concept qu'on a retrouvé dans la théologie de la libération. Cela l'effrayait, parce ce que cela effrayait aussi l'Eglise, qui y voyait de dangereux croyants se situant en dehors, ou à la marge, de l'Institution. Comme j'étais alors enfin capable d'argumenter, ma grand-mère était parfois déstabilisée par mes positions, puis finissait par leur reconnaître une certaine sagesse.
Après tout ce que ma grand-mère m'avait offert, j'étais en train de lui offrir, en toute humilité, quelque chose qui lui ouvrait d'autres perspectives.
Je me souviens encore des conversations à propos de mes deux tantes, dont la vie n'a jamais été dans la ligne établie et de l'inquiétude, mais aussi de la culpabilité, de ma grand-mère.
Bien des années plus tard, j'ai eu une relation privilégiée avec une de mes deux tantes. La concernant, j'ai pensé que cette citation lui convenait bien (autant qu'à moi d'ailleurs): "Tôt, il avait perdu la foi; plus que d'autres, il en avait gardé le regret" (cette citation est de Boïto, librettiste, à propos de Giuseppe Verdi).
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