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jeudi 18 avril 2013

Deux cartes blanches et des paradis

Le journal Le Soir a récemment publié deux cartes blanches écrites par des professeurs d'université à propos des paradis fiscaux.

L'une d'entre elles a pour co-auteur mon successeur à la chaire de droit fiscal à l'ULg, Marc Bourgeois, l'autre signataire étant Edoardo Traversa (professeur de droit économique et social à l'UCL). Ils répondent pertinemment aux propos tenus par Thierry Afschrift, professeur à l'ULB et par ailleurs avocat, du genre avocat d'affaires.

Je publie ce post pour deux raisons : 
- la première, pour rendre hommage à mon successeur pour ses propos, que je partage pleinement ;
- la seconde, pour regretter une fois de plus la malencontreuse situation créée par la double qualité de professeur et d'avocat. D'un professeur, on  est en droit d'attendre, vu son statut académique, une vision neutre et objective. Quand le professeur est aussi avocat, un doute surgit. Il n'est pas étonnant de voir celui qui s'enrichit en conseillant des paradis fiscaux à ses clients défendre la vision qui lui est favorable, car nul ne doute que de tels conseils sont prodigués dans de tels cabinets.

Je n'en dirai pas plus, invitant mes lecteurs à lire les contributions de l'un et des autres.

Le Soir, 08/04/2013, page/bladzijde 2

la carte blanche

Thierry Afschrift Professeur ordinaire à l’Université Libre de Bruxelles

Les paradis fiscaux, dernier monde libre

Pour Thierry Afschrift, les politiciens semblent oublier qu’à côté des paradis fiscaux, il y a aussi des enfers fiscaux, dont la Belgique. N’est-ce pas la politique de la Belgique qui suscite l’attrait pour les paradis fiscaux ?

Grâce aux révélations du Soir et d’autres journaux sur l’identité de certains actionnaires de sociétés offshore, il est heureusement probable que des trafiquants, des dirigeants corrompus ou d’autres criminels pourront être démasqués.

L’on a aussi désormais la preuve que le dictateur zimbabwéen Mugabe, qui a affamé son peuple et violé systématiquement les droits de l’homme pendant des décennies, s’est aussi constitué une fortune au détriment d’une des populations les plus pauvres du monde.
Ce sont des informations importantes pour la lutte contre la criminalité et l’élimination des tyrannies.
Il est dès lors surprenant que les politiques ne s’y intéressent guère et que ce soit au nom de la lutte contre la fraude fiscale qu’ils proposent une illusoire « suppression des paradis fiscaux ».
Aux yeux des dirigeants euro- péens, il semble ainsi essentiel d’entraver l’usage des paradis fis- caux, non par les trafiquants et les tyrans, mais par les simples citoyens.
Ils semblent oublier que s’il existe des paradis fiscaux, c’est parce qu’il y a des enfers fiscaux, et la Belgique est l’un des pires d’entre eux. Lorsqu’un État dépense plus de 55 pour cent de ce que ses habitants ont gagné, et
qu’il s’avère incapable de réduire réellement ses dépenses, il serait bien avisé de se demander si ce n’est pas sa politique qui suscite l’attrait pour les paradis fiscaux. Et en Belgique, malgré les annonces récurrentes de réduction du train de vie de l’Etat, les dépenses publiques ont augmenté de 27 pour cent depuis 2007.
Des milliers de Belges ont des intérêts dans des sociétés, des trusts ou des fondations localisés dans des pays à fiscalité avantageuse. Ce ne sont pas tous des criminels, ni même des fraudeurs du fisc.
Pour régler des successions complexes, investir en joint-ven- ture dans certains pays émergents, ou éviter des doubles taxations d’un même revenu, ils créent certaines de ces structures tant décriées.
Beaucoup aussi recherchent seulement la discrétion de leur patrimoine, à l’égard de partenaires d’affaires, de membres de leur famille ou de l’Etat lui-même. Aucune règle ne donne au pouvoir le droit de tout savoir.
La «transparence» est un devoir des gouvernements, une contrepartie à leur pouvoir et une manière de rendre compte des impôts, soit de recettes qu’ils obtiennent par la contrainte.
Il est fâcheux que cette notion soit retournée par les États contre leurs citoyens, pour leur demander, à eux, d’être transparents et de justifier du produit de leur travail et de leur épargne.
Ceux qui profitent légalement des avantages des paradis fiscaux n’encourent souvent aucune critique puisqu’aucune loi belge n’interdit d’acquérir des participations dans de telles sociétés, ni n’oblige à en déclarer la propriété. Les revenus de ces structures ne sont pas taxables en Belgique, sauf dans quelques hypothèses qu’il est assez aisément possible d’éviter sans enfreindre aucun texte légal.
Il est normal que l’Etat fasse valoir ses droits à l’égard de ceux qui ne respectent pas la loi.
Comme il doit admettre, dans un Etat de droit, que ce qui n’est pas interdit est permis et que ce que la loi ne déclare pas taxable ne doit pas l’être.
Serait-il alors immoral d’investir ailleurs pour éviter d’être sur-taxé ici ?
Il est injuste d’enfreindre une loi juste, mais si précisément on ne l’enfreint pas, où serait l’injustice? Et croit-on vraiment que nos lois fiscales, décidées au prix de multiples marchandages entre partis et groupes de pression, ont quelque chose à voir avec la justice? Elles sont seulement l’expression erratique de l’évolution de rapports de force. Les impôts sont une question de pouvoir, pas de justice.
Si, comme le disait Thomas d’Aquin, l’impôt est un «pillage légal», l’Etat peut l’exiger parce qu’il est légal, mais son sujet, s’il y échappe dans le respect des lois, même grâce à des pays exotiques, ne fait qu’éviter un pillage...
Les individus ont des droits et il n’existe pas de règle morale suivant laquelle un Pouvoir, même élu, pourrait décider à sa guise et sans limite, d’attribuer, sous prétexte de redistribution, les propriétés et les revenus des uns aux autres, au nom d’un « intérêt général » qu’il définit lui-même. S’il agit de la sorte, il fait la loi, et pourra en assurer le respect, mais il n’édicte aucune règle éthique.
Quant aux paradis fiscaux eux-mêmes, on serait malvenu de les montrer du doigt parce qu’ils ont choisi de ne pas écraser leur population de charges comparables à celles qui nous accablent.
Ils fournissent au contraire la preuve qu’il existe d’autres choix que celui de l’État fort ou de l’Etat Providence.
Les paradis fiscaux sont des États souverains, qui choisissent librement leur système économique.
Pratiquement tous reconnaissent l’ensemble des libertés fondamentales au moins autant que la Belgique, et leurs dirigeants sont, presque partout, issus d’élections libres.
La misère est à Cuba, pas aux îles Caïman; le chômage endémique est en Martinique assistée par la France, pas aux Bahamas ou aux Bermudes, et tout indépendant ou salarié belge rêverait de bénéficier des pensions et autres prestations sociales des Suisses.
Il n’est pas fatal que l’Etat soit toujours, comme le disait Bastiat, «la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde». Des États avec peu d’impôts ne sont pas pour cela archaïques, inefficaces ou injustes.
Ces États sont au contraire l’expression concrète de ce principe énoncé à l’Assemblée nationale en 1789 : « Un peuple libre n’acquitte que des contributions », soit le prix des services que lui rend le Pouvoir, «un peuple esclave paie des impôts ».

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La réponse


Dans une carte blanche publiée ce lundi dans « Le Soir » sur l’évasion des capitaux dans les paradis fiscaux, Thierry Afschrift, professeur de droit fiscal à l’ULB, dénonçait la rage taxatoire en vigueur en Belgique. Deux collègues de l’UCL et de l’ULg lui donnent la réplique.

Les impôts sont ce que nous payons pour une société civilisée», dit Oliver Wendell Holmes, ancien juge à la Cour suprême des États-Unis. Le président Franklin Roosevelt reprit ces mots à son compte en y ajoutant « trop d’individus, toutefois, voudraient une civilisation au rabais ».
Les actuelles révélations de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) concernant l’utilisation de juridictions offshore ont suscité les réactions les plus diverses, des inconditionnels de la transparence aux fanatiques du secret. Elles ont servi également de prétexte chez certains pour tenter une remise en cause plus fondamentale : celle de la légitimité du système fiscal, voire de l’impôt dans son principe.
L’évasion fiscale – entendue comme comportement licite visant à éviter le paiement de l’impôt – ne serait que la réaction légitime à un système oppressant et injuste, le symptôme naturel du caractère spoliateur et arbitraire d’une fiscalité débridée, le seul recours effectif du contribuable soucieux de protéger le produit de son travail de la voracité d’une bureaucratie assoiffée d’argent, vouée à faire disparaître ce dernier dans le trou noir d’une redistribution aveugle.
À l’échelle internationale, le fait de s’abriter derrière des paravents fiscaux plus cléments ne serait que l’illustration de la liberté de l’individu de choisir ce qui lui convient le mieux, récompensant ainsi les États ayant fait le choix d’organiser souverainement la vie en société sur leur territoire selon d’autres modalités que celles choisies par la Belgique (sous- entendu: en exigeant peu ou pas d’impôt).
Cette caricature – malheureusement bien présente dans les médias – est dangereuse. Pour différentes raisons.
Tout d’abord, elle fait l’impasse volontaire sur la relation qui existe entre le niveau des prélèvements publics obligatoires et celui des services publics offerts en retour. Cet argument est classique, mais il mérite d’être rappelé. On peut y objecter que les structures étatiques sont trop lourdes et inefficaces,

La relation à l’impôt est une relation à autrui, aux autres membres
de la même société


Que les choix opérés au niveau des décideurs politiques ne le sont pas toujours dans l’intérêt général, mais au profit de groupes de pression particuliers, c’est certes partiellement vrai, mais cette critique ne peut être généralisée au point de nier que les ressources perçues par l’État sont dans leur immense majorité redistribuées à la population auprès de laquelle elles sont perçues. Nous sommes aujourd’hui bien éloignés de ce qui était appelé impôt (tributum en latin, origine du mot français tribut) à la fin de l’Antiquité ou au Moyen-Âge, qui s’apparentait à de véritables exactions au bénéfice exclusif et personnel du pouvoir en place (qu’il soit local ou étranger). 
En dépit de ses imperfections manifestes, le système fiscal aujourd’hui se distingue nettement de celui que certains philosophes, à juste titre, condamnaient à l’époque.
Ensuite, cette caricature occulte le véritable rapport entre l’impôt, d’une part, et les droits individuels, tels que la liberté et la propriété, d’autre part. La liberté et la propriété n’existent pas en l’absence d’appareil étatique qui permet d’en garantir l’effectivité. Or, l’État ne peut exister sans moyens financiers et, à l’heure actuelle, il n’est pas envisageable de financer un État uniquement sur des contributions volontaires (même si, reconnaissons-le, tel serait l’idéal). Dans cette optique, la liberté et la propriété dépendent de l’impôt. Ce n’est donc pas le principe de l’impôt qui porte atteinte aux droits individuels, mais l’absence de celui-ci qui les fragilise (1).
Enfin, la présentation simpliste de l’impôt par ses opposants radicaux occulte l’enjeu majeur de l’obligation fiscale. Celle-ci ne régit pas uniquement le rapport isolé entre l’individu (le contribuable) et l’État (vu comme appareil bureaucratique désincarné). Au contraire, la relation à l’impôt est, avant toute chose, une relation à autrui, aux autres membres de la même société. Lorsqu’un citoyen ou une entreprise réduit sa contribution fiscale, que ce soit de manière légale ou illégale, l’économie qu’il réalise devra être compensée par une augmentation de la contribution réclamée à d’autres. Si ce manque est financé par l’emprunt, c’est alors sur les générations futures que se reporte cette obligation. 
Par la fraude, ou même l’évasion fiscale, on observe, quel que soit le niveau global des dépenses publiques, une étrange et paradoxale redistribution des contribuables honnêtes vers les autres.
Certes, personne ne peut être contraint de partager les choix politiques opérés par la société à laquelle il appartient. Néanmoins, et c’est là une question de cohérence, on ne peut prétendre aux bénéfices que l’on retire à vivre dans une société en voulant éviter à tout prix d’y contribuer en fonction de ses capacités. C’est à cela que Roosevelt faisait référence lorsqu’il parlait de «civilisation au rabais». Éviter l’impôt aujour-d’hui ne pourrait être vu comme un acte cohérent de résistance à l’oppression que s’il s’accompagnait d’une renonciation à l’ensemble des bénéfices présents et futurs attachés à l’appartenance à la société belge.
La question de la régulation fiscale et financière des activités réalisées dans les paradis fiscaux est urgente et le monde politique se doit d’y apporter une réponse univoque et visible, préalable nécessaire à une indispensable refonte de notre actuel système fiscal. Il en va en effet non seulement de la viabilité des finances publiques de nos États européens et d’une concurrence non faussée entre États, mais aussi, plus fondamentalement, de la légitimité de notre civilisation, basée notamment sur le principe de l’impôt comme contribution de chacun aux besoins collectifs selon ses capacités. L’impôt n’est pas la négation de la liberté, il en est le prix.

(1) Voir à ce sujet le livre de Liam Murphy & Thomas Nagel, The Myth of Ownership. Taxes and Justice, Oxford University Press, 2002.

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A vous de juger. Moi, c'est fait.

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