Au cours du dernier repas que Jésus a pris avec ses
disciples, trois événements importants se sont produits :
- Jésus a annoncé à ses disciples que l'un d'entre eux
allait le trahir et le livrer (Mt, 26, 20-25 ; Mc, 14, 17-21 ; Lc, 22, 21-23 ;
Jn, 13, 21-30) ;
- Jésus a lavé les pieds de ses disciples (Jn, 13, 1-15) ;
- Jésus a institué le rite du partage du pain et du vin,
symboles de son corps et de son sang (Mt, 26, 26-29 ; Mc, 14, 22-25 ; Lc 22,
15-20. Cfr. aussi 1 Cor, 11, 23-26).
Le
contexte du dernier repas
L'événement se situe au cours de la semaine précédant la
fête de la Pâque juive, qui se situe le 14 du mois de Nisan, premier mois de
l'année. Elle commémore le souvenir de la libération du peuple hébreu de sa
captivité en Egypte. Dans la nuit de la pleine lune, l'agneau pascal, après
avoir été égorgé par un prêtre dans le périmètre du Temple et selon le rituel,
est rôti et mangé en famille avec des herbes amères et du pain sans levain.
Cette année-là, le 14 de Nisan tombe un vendredi, veille de
sabbat. A l'époque de Jésus, au premier siècle, la fête durait 7 jours.
De nombreux pélerins avaient déjà rejoint la ville sainte
pour se purifier. Beaucoup cherchaient Jésus et se demandaient s'il viendrait à
Jérusalem pour la fête (Jn, 11, 56). Ils en doutaient. Les grands prêtres et
les anciens en effet s'étaient mis d'accord pour l'arrêter par ruse et le tuer
(Mt, 26, 1-5 ; Mc, 14, 1-2 ; Lc, 22, 1-2 ; Jn, 11, 45-54). Tout devait aller
vite, car il fallait éviter des
troubles dans le peuple en pleine fête (Mt, 26, 5). Caïphe, qui était le grand
prêtre, cette année-là, avait réussi à convaincre ses pairs que c'était leur
avantage qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas
toute entière (Jn, 11, 50). Des ordres avaient été donnés : quiconque saurait
où était Jésus devait le dénoncer afin qu'on se saisisse de lui (Jn, 11, 57). Jésus
avait senti l'étau se resserrer autour de lui. Il s'abstenait, depuis quelque
temps déjà, d'aller et de venir ouvertement parmi les Juifs. Il s'était retiré
dans la région proche du désert, dans la ville d'Ephraïm (Jn, 11, 54).
Malgré le danger, il se met en route avec ses disciples.
Pourquoi ? Parce qu'il a, dit-on, la certitude que son heure est venue et qu'il
doit affronter son destin.
Il n'en attendait pas tant Jésus. Son retour à Jérusalem
donne lieu à une entrée triomphale (Mt, 21, 1-10 ; Mc, 11, 1-11 ; Lc, 19, 28-40
; Jn, 12, 12-16). La foule l'accueille comme un roi. Comment Jésus a-t-il vécu
ce moment ? Jésus n'est pas dupe : il sait parfaitement que la motivation de
cette foule en liesse est ambiguë. Ils acclament en lui le thaumaturge, un
messie politique, voire une alternative à l'occupation romaine. Bien peu
nombreux sont ceux qui ont compris son message, son message spirituel. Ce
message qui transparaît pourtant dans toutes ses paroles et tous ses actes :
Dieu n'a pas besoin de sacrifices, ni de règles tâtillonnes ; Dieu, qui est
tout amour, est d'abord offert à ceux qui sont en manque d'amour ; Dieu s'offre
à ceux qui acceptent d'ouvrir leur coeur (et acceptent, pour cela, de mettre
leur raison et leurs conditionnements de côté) ; Dieu appelle chacun à la vie,
à la libération ...
Selon de nombreux exégètes, c'est juste après cette entrée
triomphale, et non après le dernier repas, que Jésus a vécu l'intense moment de
doute et de détresse que l'on situe au jardin de Gethsémani (Mt, 26, 36-45 ; Mc
14, 32-42 ; Lc, 22, 40-46). Il savait ce qui l'attendait : la mort injuste. Il
a ressenti alors, nous disent les textes, de la tristesse et de l'angoisse. Ces
mots sont sans doute insuffisants pour décrire ce que Jésus a pu ressentir. Ils
témoignent en tout cas de sa profonde humanité. Un appel me touche
particulièrement : " Veillez avec
moi ", demande-t-il aux disciples qui l'accompagnaient - autrement dit
" Ne me laissez pas seul",
face à cette épreuve - appel resté sans réponse, ceux qu'il avait emmenés avec
lui, Pierre, Jacques et Jean, s'étant endormis. Ne s'étaient-ils pas endormis
aussi, lors de la Transfiguration, apparemment aussi incapables de communier
avec Jésus dans la gloire que dans la détresse (Lc, 9, 32). Comment ne pas
méditer aussi, et faire sienne, cette autre supplique de Jésus : " Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans
que je la boive, que ta volonté se réalise. "
Tout était prévu, même le lieu du dernier repas. Jésus
invite en effet quelques disciples à prendre contact avec des serviteurs
prévenus pour préparer le repas de la Pâque. Et tout se passe comme prévu. On peut raisonnablement estimer que le
dernier repas a eu lieu chez l'évangéliste Jean, le disciple que Jésus aimait.
Il était un relais de Jésus à Jérusalem, disciple discret (il appartenait à une
famille sacerdotale en vue), mais qui comprenait souvent mieux, et plus vite
que les autres, le message du maître. Ceci explique sa présence, lors de ce dernier repas, lui qui ne faisait
pas partie des douze et n'a jamais revendiqué un quelconque statut d'apôtre
(contrairement à un certain Paul converti sur le tard). Comme hôte, il était juste qu'il ait
réservé à Jésus une place à ses côtés, ce qui explique qu'il ait été à même de se
pencher sur sa poitrine pour l'interroger le moment venu.
Ce dernier repas n'est pas à proprement parler un repas
pascal ; il vient avant l'heure et il n'y aura pas d'agneau immolé, selon la
tradition. Ce n'est pas non plus un repas joyeux. L'ambiance est même un peu
pesante. Ce repas prend la forme d'une liturgie chargée de symboles.
Le traître
Sur quelle base Jésus a-t-il recruté, parmi ses disciples,
les douze que l'on a appelés apôtres ? Judas, dit Iscarioth, en tout cas, était
l'un deux (Mt, 10, 2). Les recherches menées par les exégètes sur son surnom,
ne permettent pas vraiment de connaître la personnalité de cet apôtre. Ce qui
est sûr, c'est que dans la communauté que formaient Jésus, ses proches et ses
disciples, il tenait les cordons de la bourse. Il était en quelque sorte
l'économe de la communauté.
S'attache-t-on à l'argent, à force d'en assurer la gestion ?
Judas, de toute évidence, n'est pas quelqu'un de désintéressé. Il a bien perçu
le profit qu'il pouvait tirer en livrant Jésus : trente pièces d'argent (Mt,
26, 15), ce n'est pas rien. Il connaît la valeur des choses. Ne s'était-il pas
indigné du prix du parfum versé par Marie sur les pieds de Jésus (Jn, 12, 4-5)
?
Le plus souvent, on réduit Judas à ce rôle méprisable où il
monnaie une vie. Judas était peut-être déçu. Le royaume dont parlait Jésus
n'était peut-être pas celui qu'il espérait.
Ceci doit nous interpeler. On peut faire partie des proches
de Jésus et être prêt à le trahir par intérêt. On peut faire partie des proches
de Jésus et, par peur, ne pas oser l'affirmer (trois fois, dans le cas de
Pierre, Mt, 26, 69-75 ; Mc, 14, 66-72 ; Lc, 22, 56-62 ; Jn, 18, 17 et 25-27). Il n'y a pas que des saints
autour de Jésus. Cela était vrai alors, cela reste vrai aujourd'hui. Je suis
frappé par le fait que ceux qui exigent de l'Eglise qu'elle soit parfaite, sans
tache, sans brebis galeuse, sont d'abord ceux qui n'en font pas partie. Ils
utilisent les failles de l'Eglise pour la décrédibiliser. Leur univers à eux,
les sans-foi, est-il si parfait que cela ?
Il existe deux versions de la mort de Judas (Mt, 27, 3-9 -
mort par pendaison, après avoir rendu les trente pièces d'argent à ses
commanditaires - et Ac, 1, 18 - mort par éventration, après avoir acheté un
champ avec les trente deniers). Cela est un détail. Judas illustre, remords ou
pas, un trajet qui finit par la mort ... soit l'exact contraire du projet
proposé par Jésus.
Mais ceci n'est pas le plus important.
Au cours du dernier repas, Jésus annonce qu'il existe, parmi
ceux qui sont là, un traître. La question que tous se posent alors est : qui
cela peut-il être ? On peut imaginer les soupçons qui ont dû envahir les
convives du repas. Jésus ne laissera pas longtemps durer le suspense.
Celui qui va me trahir est celui qui mettra la main au plat
en même temps que moi ... Eux ne comprennent pas. Judas, oui. Pour les autres
convives, il n'y a qu'une explication possible au fait que Judas quitte la
table : le maître l'a envoyé faire quelques courses : n'est-il pas l'économe du
groupe ?
Il se passe, en ce moment précis, quelque chose d'unique qui
ne concerne que Jésus et Judas.
Je retiens deux choses.
D'abord, une parole de Jésus à Judas : " ce que tu as à faire, fais le vite
". L'heure est venue et c'est Jésus qui enclenche le processus
irréversible. A la fois, cela témoigne que Jésus est pleinement conscient de ce
qui l'attend, mais aussi qu'il y consent. Il provoque même l'événement. Jésus
ne subit pas son destin, il en est le maître.
Ensuite, et cela est très perceptible dans l'évangile de
Jean, une fois Judas parti, Jésus se sent libéré de quelque chose. Il parle
alors en toute liberté à ses disciples rassemblés et leur livre son testament
spirituel (Jn, 13, 31 à 17, 25). Il ne
faut pas mésestimer ces pages : Jean était un témoin oculaire et il
était un de ceux qui comprenaient le mieux Jésus. Jésus a-t-il réellement
prononcé ces paroles ? On ne le saura jamais. Ecrites par Jean, elles sont un
témoignage puissant. Il y est question du commandement de l'amour, du chemin
qui mène au Père, de l'Esprit saint, d'une vigne et de ses sarments, des
tourments qui attendent les disciples, de la foi.
Le
lavement des pieds
Dans cette Palestine, où l'on marche avec des sandales sur
des chemins caillouteux et poussiéreux, la tradition veut que l'hôte permette à
ses invités de se laver les pieds. Quand l'hôte bénéficie d'un certain rang
social, il délègue, pour cette tâche, des esclaves.
Jésus ne manque pas à cette règle vis-à-vis de ceux qu'il a
conviés au dernier repas. Mais il va les surprendre : point d'esclave en effet
; c'est lui qui va leur laver les pieds. Et il leur dira de suivre son exemple.
Pour laver les pieds de ses disciples, Jésus dépose son
vêtement. Le vêtement nous protège, nous distingue ... En déposant son
vêtement, Jésus aborde chacun de ses disciples comme "mis à nu", sans
protection et sur un pied de stricte égalité. Pour un chrétien, c'est ainsi
qu'il convient de vivre la relation à l'autre.
L'évangile de Jean nous raconte la réaction de Pierre : pas
question que tu me laves les pieds ; je ne puis admettre que toi, le maître, tu
te mettes à genoux devant moi : et puis, comme toujours chez Pierre, l'impulsif
... la réaction toujours extrême : " lave moi alors tout le corps "
(Jn, 12, 9). Il faut remercier l'évangéliste pour nous avoir décrit la réaction
de Pierre. Nous sommes libres d'accepter ou non de nous faire laver les pieds.
Nous sommes libres d'accepter cette manière que Dieu utilise pour se dire à
nous. Nous sommes libres de nous faire de Dieu les images que nous voulons. Fr.
Jean-Albert, à l'occasion des retraites qu'il anime pour des groupes de jeunes,
leur propose le rituel du lavement des pieds. Ce n'est pas innocent. On peut
accepter ou refuser. Encore faut-il savoir pourquoi. Là est le plus important. Même
dans les communautés monastiques, le mandatum
se heurte à des résistances. Jean Vanier, quant à lui, pousse la logique
plus loin : dans ses communautés de l'Arche, où cohabitent valides et moins
valides, on se lave les pieds les uns des autres, lors des célébrations qui s'y
prêtent. Je trouve ce geste très beau.
Ce que propose Jean Vanier n'est que l'application de la
parole de Jésus : " Si je vous ai
lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les
pieds les uns les autres ; car c'est un exemple que je vous ai donné "
(Jn, 13, 14-15). Combien sommes-nous à oser ce geste ? Quels sont nos
résistances, nos préjugés, nos blocages ? D'où viennent-ils ? De nous-mêmes ou
de ce qu'on nous a appris ?
Le partage
du pain et du vin
Drôle de dernier repas, d'après ce que l'on en sait. Déjà,
il n'y a pas d'agneau, juste du pain et du vin ; le menu s'annonce frugal.
Et puis tout bascule, ce pain et ce vin veulent dire quelque
chose, dans l'instant et pour après (" faites
ceci en mémoire de moi ") (Lc, 22, 19).
Il n'y a pas d'agneau à immoler. Il n'y aura plus d'agneau à
immoler.
Une fois pour toute, une vie est donnée ; oui, je dis bien donnée.
Pas prise, pas capturée, mais librement donnée.
C'est parce qu'elle est donnée, consentie, assumée que cette
vie va contredire ceux qui l'ont
réclamée. Les motifs de la mise à mort, tels qu'ils ont été formulés
par les scribes, les anciens et les pharisiens, mélange de
propos politiques, religieux et économiques, s'effondrent face à la victime
consentante. Cela est difficile à entendre, à comprendre. Mais cela a été
ainsi.
Dorénavant, ceux qui voient dans cette attitude une attitude
prophétique partagent le pain et le vin en mémoire. Ils ne sont pas toujours à
la hauteur du Maître, mais ils tentent de s'en inspirer.
La question reste posée : face à l'injustice et aux dérives
du pouvoir politique, religieux ou économique, quelle attitude prendre, quand
on est une victime innocente ?
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