Dans une récente interview à la presse, le vicomte Davignon, homme d'affaires belge bien connu, a déclaré qu'il trouvait acceptable de réclamer aux plus riches plus d'impôts qu'ils n'en payent actuellement. Il avoue, avec une grande franchise, que de toute façon cela ne changera rien à son train de vie. Il rejoint ainsi Warren Buffet et une liste de grandes fortunes françaises qui ont signé une lettre en ce sens à l'instigation du Nouvel Observateur.
http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20110826_00036596
http://lexpansion.lexpress.fr/entreprise/warren-buffet-reclame-plus-d-impots-pour-les-riches_260851.html
http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/08/23/que-faut-il-attendre-de-l-appel-des-patrons-francais-a-une-contribution-exceptionnelle_1562685_3234.html
Le président Sarkozy, qui n'est pas à une contradiction près, lui, le champion du bouclier fiscal, des niches fiscales profitant aux riches, celui qui a annoncé qu'il n'y aurait pas de hausse des impôts en France, sous son quinquennat, annonce aujourd'hui par la bouche de son premier ministre les mesures suivantes :
- la défiscalisation des heures supplémentaires, symbole pourtant du "travailler plus pour gagner plus", si cher au président, et aussi la mesure la plus aberrante qu'il m'ait jamais été donné de voir, au regard d'une politique de l'emploi, ne sera plus ce qu'elle était : elle sera réduite et il s'en suivra une hausse des impôts dans la mesure du retrait des avantages octroyés;
- une taxation exceptionnelle, limitée dans le temps, à charge des plus hauts revenus. Le produit escompté semble dérisoire, ce qui en fait, selon nombre de commentateurs, une mesure anecdotique qui ne résout rien à long terme ; il s'agit d'une rustine, là où il faudrait une mesure structurelle ;
- une augmentation des impôts sur le tabac et les alcools et la création de nouvelles taxes sur les sodas et sur l'accès aux parcs d'attraction. Je m'étonne que rien ne soit prévu à charge des automobilistes, vache à lait habituelle.
Bref, des mesures dispersées et qui misent pour l'essentiel, selon une vieille tradition française, sur les impôts indirects, plus injustes, mais plus indolores. J'en appelle aux fumeurs, ce que je ne suis pas, une hausse de 20 cents de votre paquet de clopes va vous faire râler un temps, avant que cela ne devienne habituel. C'est ça l'impôt indirect. Un autre argument est évoqué, toujours le même : non seulement ces taxes rapportent de l'argent à l'Etat, mais elles sont en outre socialement utiles (lutte contre le cancer du poumon, la cirrhose du foie ou l'obésité). On y ménage toujours le riche, vu qu'il paie son paquet de clopes au même prix que le chômeur. On aimerait que les cadeaux faits aux plus riches soient de la même manière justifiés par leur utilité sociale.
Il ne fait aucun doute que les buralistes, les tenanciers de bars-tabac ou de bars tout court vont hurler, arguant que le gouvernement veut leur mort, qu'ils vont perdre de la clientèle, voire être contraints de fermer leur commerce. Si c'est le cas, bravo monsieur le président, vous qui aviez annoncé que l'emploi était votre priorité ! Crieront-ils aussi fort que les restaurateurs qui ont, quant à eux, obtenu de votre part une réduction du taux de la TVA ... sans vraiment tenir les promesses, que vous aviez exigées d'eux, d'une réduction des prix et d'une embauche accrue hors travail au noir ?
La politique du président Sarkozy a le chic de réunir contre elle toutes les corporations possibles et imaginables (enseignants, chercheurs, magistrats, pêcheurs, gardiens de prison, policiers, chauffeurs de taxi, fonctionnaires, agriculteurs, sages-femmes, personnel des hôpitaux publics, anciens combattants, étudiants, parents d'élèves...) et tout se joue alors en une épreuve de force entre ces corporations et lui, épreuve à l'issue de laquelle l'Etat n'est pas toujours gagnant, car Sarko perd plus qu'il ne gagne. Quant à espérer une vision globale, une réforme fiscale d'envergure, il faudra sans doute encore attendre longtemps.
Bien entendu, le génial président ne manquera pas de faire remarquer, lors de la campagne présidentielle de 2012, que l'impôt n'est plus pour lui un tabou et qu'il a même décidé de taxer les plus riches !
La déclaration du vicomte Davignon m'a interpelé : (en tant que riche) "
payer plus d'impôts ne changera rien à mon train de vie".
Il y a donc des citoyens pour lesquels une hausse des impôts ne peut que les contraindre à réduire leur train de vie et d'autres pas du tout. Autrement dit, certains sont amenés à se serrer la ceinture tandis que d'autres pas et l'Etat, le parlement, les élus trouvent cela défendable. Je trouve cela inquiétant.
En période d'austérité pour tous, un utile critère de jugement, en matière fiscale, ne devrait-il pas être celui-ci : à partir de quand l'impôt implique-t-il du citoyen qu'il doive se serrer la ceinture et dans quelle mesure est-il contraint de modifier son train de vie ? Si, pour certains, l'impôt n'a pas cette répercussion, ils manifestent alors une capacité contributive sans doute trop peu sollicitée. Si, pour d'autres, une hausse des impôts (je pense surtout aux impôts sur la consommation) doit les conduire à restreindre leur train de vie, c'est qu'on les taxe au-delà de leur capacité contributive, jouant évidemment sur le fait que certaines consommations sont incompressibles.
Cela demande de se mettre d'accord sur ce qu'est le train de vie communément acceptable et de s'interroger sur l'essentiel, l'utile et le superflu. Bien entendu, la définition de ce qui est essentiel, utile ou superflu se heurte à la subjectivité. Bien entendu aussi, il faut des nuances.
Si l'économie permet à certains de disposer de moyens au-delà du superflu, ceux-là ne sont-ils pas plus que d'autres redevables vis-à-vis de cette économie ? Leur richesse n'est d'ailleurs pas toujours seulement le fruit de leur patrimoine acquis et/ou de leur intelligence, ils sont riches aussi parce que d'autres leur permettent de s'enrichir. D'autres, à travers la spéculation, jouent sur un enrichissement factice, mais, on le constate, nocif pour la collectivité. Cette richesse-là ne devrait-elle pas être très lourdement taxée, à moins de prouver son utilité sociale (création d'emplois, investissements dans la recherche, mécénat, philanthropie, par exemple) ? En d'autres termes, ne pas considérer la richesse comme une valeur en soi, et pour soi, mais comme une responsabilité.
Le superflu est agréable, il permet de s'offrir quelques plaisirs que d'autres ne peuvent pas s'offrir. Je ne suis pas contre les plaisirs. Mais c'est aussi quelque chose dont il est possible de se passer, la meilleure preuve en est que les moins nantis n'ont pas d'autre choix que de s'en passer et qu'ils vivent quand même. De toute façon, en matière de plaisir, il reste toujours le sexe, à ce jour non taxé, quand il reste gratuit. Il serait donc raisonnable de taxer le superflu plus que le reste. L'impôt sur la consommation peut éventuellement intervenir ici : voitures d'une certaine catégorie, 4x4, yachts, équipements luxueux, piscines, jacuzzi, voyages en avion, villas à la côte, vacances à l'étranger, télévisions à écran plat ... On peut y aller fort. En temps d'austérité pour tous, n'est-ce pas l'évidence ? Il s'agirait d'imposer, sans complaisance, les comportements exprimant des signes extérieurs de richesse, ceux qu'on adopte parce qu'on en a les moyens, sans devoir se serrer la ceinture. On ferait alors oeuvre morale, tant il est vain de vouloir exhiber sa richesse. Cette piste a été fort utilisée, dans le passé : taxe sur les loggias, taxe sur le personnel domestique, taxe sur les pianos, taxe sur les portes cochères, taxe sur les billards ... mais le monde a changé et les signes de richesse aussi. Un biais existe cependant ici : il n'y a pas que les riches qui soient sensibles aux grosses bagnoles, par exemple ; certains sont même prêts à s'endetter pour avoir l'air riches. L'impôt sur la vanité est toutefois défendable. Ainsi, un impôt était-il dû, en Belgique, pour officialiser un titre de noblesse nouvellement acquis.
L'utile relève d'un tout autre ordre. Le contribuable fait avec ce qu'il a et cherche légitimement à assurer aux siens un meilleur train de vie ou une progression sociale. Il fait ce qu'il peut et réussit parfois. Il doit compter aussi pour y arriver. Or, c'est lui qui contribue globalement le plus aux besoins de l'Etat. Peut-être profite-t-il aussi plus que les autres des services de l'Etat ? Il est vrai qu'un enfant de famille riche pourra toujours être inscrit dans une école privée, tandis que le citoyen utile fera appel aux réseaux d'enseignement publics ou subventionnés. Il en est de même sans doute en matière de soins de santé et dans bien d'autres domaines. Le citoyen utile a des rêves communs : devenir propriétaire de son habitation, amener ses enfants à un statut social si possible meilleur que le sien et les aider en conséquence, disposer d'un certain confort, partir de temps en temps en vacances. Dans le fond, sans lui, l'économie de marché ne serait rien, c'est lui qui fait tourner la machine et sans qui rien ne serait. Il ne refuse pas de payer des impôts, pour autant qu'ils soient justes, il est conscient que l'Etat lui apporte des choses en retour.
Celui qui n'a pour ressources que de quoi faire face à l'essentiel, se loger, se nourrir, se vêtir, toujours au moindre coût, quelles qu'en soient les raisons - la décence voudrait qu'on ne les envisage même pas - devrait être exempté de toute contribution ; or, ce n'est pas le cas (cfr. les impôts indirects).
Excusez-moi de revenir à mes classiques : la règle de Saint Benoît. Les moines de la tradition bénédictine font trois voeux : le voeu de stabilité, le voeu de conversion de vie, le voeu d'obéissance. Le troisième voeu est sans doute le plus difficile à respecter, si l'on a un peu de caractère. Vous êtes peut-être surpris de ne pas y voir figurer le voeu de chasteté et le voeu de pauvreté.
J'évoquerai un jour le voeu de chasteté. Je m'en tiendrai ici au voeu de pauvreté.
Les monastères bénédictins peuvent être riches, posséder des biens, des bâtiments, des fermes, des forêts, un portefeuille titres, une entreprise. Les moines bénédictins ne font pas voeu de pauvreté. Tous les monastères ne sont pas riches, certains le sont plus que d'autres. Mais selon la règle bénédictine :
- il n'y a point de propriété individuelle, tout est mis en commun et géré par l'abbé qui doit agir comme un père pour ses frères, tenir compte des besoins et des faiblesses de chacun ; il ne prendra aucune décision importante sans avoir écouté l'avis des frères les plus sages et des frères les plus jeunes, soumettant les décisions les plus importantes au vote de toute la communauté ;
- les revenus de la communauté doivent servir à l'essentiel et à l'utile, tout le reste, doit être partagé ou donné à ceux qui en ont le plus besoin et, s'il faut rogner sur l'utile ou l'essentiel, cela se fera de bon coeur.
Dans une telle organisation, toutes les considérations sur le rôle de l'impôt, sur la capacité contributive, sont dépourvues de pertinence ...
La règle de Saint Benoît a été rédigée au 6ème siècle et ses enseignements sont toujours d'actualité, bien plus que les idéologies ultérieures. Saint Benoît avait compris les vertus du capitalisme, bien avant l'heure, mais en avait tiré d'autres conclusions que celles que l'on subit aujourd'hui.