Je trouve nécessaire que les traditions soient conservées et même préservées. J'aime mon quartier pour cela, car c'est un quartier de traditions. Mais il ne faut pas non plus que la tradition devienne répétition.
Cela fait quinze ans que j'habite le quartier d'Outremeuse, au coeur des fêtes du 15 août. Je sais que pendant deux ou trois jours, le sommeil sera difficile à trouver. Je sais aussi, année après année, que je vais revoir la même chose : les mêmes excès, les mêmes beuveries, les mêmes têtes, les mêmes rituels, les mêmes cortèges et processions, la même foule.
Quand j'étais un nouvel habitant du quartier, je m'y suis investi un peu, dans le cadre d'une association, et déversais abondamment le péket jusqu'à 3 heures du matin à de nombreux jeunes étudiants, parmi lesquels un certain nombre d'entre les miens tout étonnés de me trouver là. Ce qui m'a valu une réputation de guindailleur à l'extrême opposé de ce que je suis. Une fois de plus, dans ma vie, je jouais un rôle en décalage avec ce que je suis.
Depuis, avec les contradictions qui sont les miennes, je navigue, comme toujours entre deux eaux, l'envie d'être dedans et le sentiment d'être dehors (à moins que ce ne soit le sentiment d'être dedans et l'envie d'être dehors). Je n'arrive pas vraiment à me sentir à l'unisson des autres et j'erre plutôt solitaire. Je n'ai pas beaucoup d'amis, et parmi les rares que j'ai, aucun n'imagine que sa condition puisse le conduire à se compromettre dans un événement aussi populaire, où la musique est inaudible et les plaisirs fort prosaïques. Et puis, comment pourraient-ils s'accommoder d'autant de vulgarité ?
Cette année, les fêtes du 15 août tombaient en plein ramadan. La plupart des snacks et restaurants musulmans ont ouvert leurs portes, mais n'ont pas investi les rues, comme les autres années. Le ramadan pourtant n'est pas un temps d'austérité ; c'est comme un temps de retraite, de retour sur soi où l'on donne un peu plus de place à l'intériorité, un temps de purification. Mais ce n'est pas un temps triste, de pénitence, de mortification. Certes, il y a le jeûne ; mais, la nuit, on se rattrape et on aime se réunir en famille ou entre amis autour de bonnes choses à manger. C'est d'ailleurs la période de l'année où les commerces musulmans font leur meilleur chiffre d'affaires ! Le doyen d'Outremeuse a eu une belle initiative en invitant un musulman du quartier à s'exprimer lors de la messe en wallon du 15 août. Marie n'est pas une inconnue pour les musulmans. Le Coran en parle et ils la respectent. Je ne sais pas ce qu'ils pensent de la statue de la Vierge noire que l'on promène dans les rues, accompagnée de personnages déguisés. Mais je n'ai jamais ressenti aucune hostilité. Le jeune musulman qui a pris la parole, lors de la messe, est né à Liège. C'est sa ville, Outremeuse est son quartier et donc le 15 août est aussi sa fête. Il la fêtera à sa façon, un peu en retrait par rapport à nous, mais c'est sa fête. De ces propos, comment ne pas retenir l'appel à la tolérance et au respect de l'autre, l'invitation à faire de ce qui nous est commun le point central de nos relations humaines. Propos d'une grande sagesse ; en effet, je le pense, nous nous ressemblons plus les uns les autres que nous ne sommes différents les uns des autres.
Comme le quartier est devenu multiculturel, ne serait-il pas bien d'intégrer davantage cette dimension dans nos festivités ? Deux réflexions :
- il y a une dizaine d'années, quand il était encore permis aux particuliers du quartier de vendre du péket et des bouquettes à la fenêtre de leur maison, j'étais passé rue Beauregard - je crois - et une famille marocaine vendait elle aussi, à sa fenêtre, des crêpes marocaines avec du miel et offrait le thé à la menthe. Maintenant que c'est interdit, une belle occasion de rencontre, d'intégration et de vie ensemble a été perdue ;
- pourquoi les communautés étrangères qui vivent dans le quartier ne sont-elles pas associées au cortège folklorique ou présentes dans les concerts ? Parce qu'il s'agit d'illustrer uniquement les traditions wallonnes ? Je suis sûr que les africains du quartier, les asiatiques et les maghrébins ont un folklore aussi riche que le nôtre, qu'ils ont quelque chose à partager et puis ... les africains savent mettre de l'ambiance, beaucoup plus que N., 60 ans et des balais, fan de Johnny avec son orchestre de bal. On peut être populaire, sans finir par verser dans le pathétique.
La messe en wallon est une institution. Et, pour faire le sermon, l'idéal est d'avoir un curé du terroir, proche des gens, populaire, voire même un peu truculent. Il s'agit, dans le fond, d'offrir un spectacle, dans la même veine qu'au théâtre de marionnettes Tchantchès. C'est ça que les fidèles attendent. Son discours doit être simple et direct. Existe-t-il encore des curés du terroir ? Quand notre clergé ne sera plus qu'africain ou polonais, qui prononcera le sermon en wallon ? Je n'ai pas assisté à la messe, mais il m'a été rapporté qu'une des intentions, lors de la prière universelle, était plus ou moins rédigée comme suit : "Nous confions à Marie ... turtôt, les blancs, les neûrs, les djennes é to ceû qui n'magnent nen d'pourçè " (orthographe non certifiée). Dans le fond, ce qui caractérise l'esprit de mon quartier, c'est le basculement perpétuel entre respect et irrévérence, dans un esprit toujours bon enfant. On se moque un peu de tout, mais jamais méchamment.
Et puis, il y a ce que j'appelle les pépites. Ces petits moments qui me rassurent, qui me font dépasser ma solitude.
Il y en a eu trois.
Il s'agissait d'un étudiant français et de sa copine américaine. Un moment de cohue et puis la conversation s'engage. J'explique alors un peu Outremeuse, la tradition du 15 août, pourquoi Marie, la tradition des géants ... Je confesse aussi que c'est évidemment moins bien qu'à Disneyworld ! Ici, on n'est que des amateurs.
Un peu plus loin, je me trouve côte à côte avec une famille africaine avec deux jeunes enfants. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve les très jeunes enfants africains adorables ; à chaque fois, mon coeur fond. Le papa tenait sur ses épaules son petit garçon de 3 ans, la maman, veillait sur la petite fille à peine plus âgée assise dans un buggy. Tous les quatre regardaient avec des yeux émerveillés la parade. Un groupe folklorique avait collé sur le front du petit garçon un coeur en papier de couleur verte. A un moment, je pointe du doigt son petit coeur sur le front ; il me fait d'abord les gros yeux, puis il me sourit. Le papa aussi. Je dis à la maman : vous êtes une belle famille. Elle me dit : merci. La maman était belle comme une sainte vierge, tout en elle exprimait la douceur, la bienveillance. On avait promené la statue de la Vierge noire, le matin ; elle était ma vierge noire à moi. Le papa était petit, avec de très beaux traits aussi, et avec le même regard doux et lumineux que sa femme. Ce jeune couple, pour moi, représentait la bonté et la lumière. Comme quoi, parfois, il arrive que les plans de Dieu se réalisent. J'ai demandé : d'où venez-vous ? De Somalie. Le pays de la faim aujourd'hui. Je leur ai souhaité une bonne fête. Et j'ai eu un regret : j'aurais aimé qu'ils fassent dorénavant partie de mes amis.
Bien plus tard, après avoir joué à cache-cache avec Sam, tous nos rendez-vous ayant été manqués, je me préparais à rentrer. Je me suis assis un instant sur le banc juste en bas de mon immeuble. Une pause. Deux garçons africains, dans la vingtaine, me demandent poliment s'ils peuvent s'asseoir sur le banc. Je réponds: bien volontiers. La conversation s'engage. Cela m'étonne combien parfois des confidences peuvent se faire comme cela sur un banc. Ils étaient originaires du Congo, l'un d'entre eux étant né ici. Ce qui m'a frappé une fois de plus, c'était l'extrême gentillesse dans leur attitude. Ils habitent dans le quartier de Saint Léonard. Quand je leur ai dit que j'habite juste derrière, ils m'ont dit : alors, vous êtes un riche. Cela doit être un peu vrai. Comment en sommes-nous arrivés là ? Je ne sais plus. J'ai dit que j'habitais avec mon fils. Tu n'as pas de femme ? Je n'ai plus de femme. Tu es riche, tu peux encore avoir une femme ; l'amour, c'est autre chose ! Je tente de leur expliquer que je n'ai pas particulièrement envie d'une autre femme et qu'on finit par accepter certaines situations. La conversation se poursuit. Finalement, ils me laissent, en me souhaitant le bonheur et en disant qu'on se croisera peut-être encore, non sans souligner que leur jeune libido va les conduire plus loin ... Vous allez sûrement trouver, dis-je ! Nous ne sommes pas là pour trouver, me répond l'un des deux.
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