Ce jour est un jour où il convient de faire mémoire. Un attentat s'est produit, le 11 septembre, il y a quelques années, à New-York: des soeurs jumelles ne s'en sont toujours pas remises. Pour qu'un attentat soit compris par ceux qui en sont les destinataires, il faut parler leur langage. De ce point de vue, l'opération a été parfaitement réussie. Cet attentat islamiste est parfaitement conforme à ce que l'américain moyen comprend et regarde, le soir, à la télé. Les media n'en ont pas raté une miette, à croire que tout avait été programmé. Bien sûr que non! A l'issue de ces tristes événements, seules les victimes méritaient l'attention. Permettez-moi quand même cette réflexion: que ce soit en Irak ou en Afghanistan, les responsables américains témoignent, depuis dix ans, jour après jour, de leurs totales méconnaissance et incompréhension des pays où ils prétendent instaurer la pax americana. Dans le fond, les terroristes du 11 septembre ont fait la preuve d'une bien meilleure connaissance de la société américaine.
Quelle réponse a-t-elle été apportée à cette catastrophe? Il a été question de deux choses: d'une part, justifier une guerre contre un dictateur Irakien, totalement étranger à ce qui s'était passé, et, d'autre part, instaurer un régime plus sécuritaire, limitant les libertés individuelles, non seulement sur le plan interne, mais avec une pression énorme pour qu'il soit de mise aussi ailleurs. La question capitale de la cohabitation d'ordres juridiques différents a ainsi été posée. Elle s'est illustrée sur des sujets aussi graves que le respect de la vie privée, le secret (ou la discrétion) bancaire, l'orientation sexuelle ... Un américain a toujours un peu de peine à réaliser que l'on puisse ne pas penser comme lui. Je regrette, pour ma part, que certains admirateurs aient cédé à la tentation de plaire à celui qui se dit - et se croit - le plus fort.
Il est, pour cette raison, capital de pouvoir entendre parfois un TOUT autre discours. Je vais me taire et vous inviter à lire l'homélie suivante, toute récente, d'un frère moine ... (Fr. François au monastère de Wavreumont).
André amena son frère à Jésus. Jésus posa son regard sur lui... Cela ne va-t-il pas de soi ? On lui présente un nouveau, n'est-il pas évident qu'il tourne les yeux vers lui ? On ne nous a jamais décrit Jésus comme un mufle ou comme un timide. Qui de nous imaginerait que, lors d'une telle rencontre, il puisse regarder ailleurs ? Alors, cette mention du regard de Jésus posé sur Simon, est-ce du remplissage ? C'est peu probable, car le parchemin coûte cher, à l'époque, on est plutôt économe de ses mots. Tous ceux qu'on prend la peine d'écrire ont du poids.
Dans la Bible, Dieu crée par sa parole, mais dès que la créature est venue à l'existence, il la regarde : Et Dieu vit que cela était bon. Le regard de Dieu est un acte créateur. Il voit dans la créature ce qu'elle est au plus vrai d'elle-même, et c'est bon. C'est ainsi que Jésus posa son regard sur le frère d'André et lui dit : "Tu es Simon, fils de Jean ; tu t'appelleras Pierre. Ton père, Jean, t'a donné le nom de Simon. Mais moi, quand je te regarde, c'est Pierre que je vois."
Nous serions tentés de dire que Jésus voit au-delà des apparences. C'est plus simple que cela, plus immédiat. Au premier regard, Jésus voit Pierre tel qu'il est. Il n'a pas besoin d'aller gratter plus loin, il n'a pas besoin de lever un masque. Ce qu'il voit, c'est d'emblée ce que Simon est en vérité, et à son insu. On lui amène Simon et il lui dit : "Moi, c'est Pierre que je vois."
Ce qui est vrai de Simon-Pierre l'est de chacun et de chacune de nous. Dieu nous connaît tels que nous sommes. Et, dans une certaine mesure, nous pouvons nous connaître les uns les autres de la même façon, à condition d'apprendre à regarder les autres comme Dieu les voit, c'est-à-dire avec un regard plein d'amour. Comme dit Ben Sirac, Dieu a mis dans notre coeur son propre regard pour nous faire voir la grandeur de ses oeuvres (Si 17,8).
C'est avec un tel regard que nous devrions aller à la rencontre de nos frères et de nos soeurs, en particulier de ceux et celles qui appartiennent à d'autres confessions chrétiennes. Nous savons que le chemin est encore long jusqu'à la pleine communion des Églises. Il sera surtout long et improbable si on l'aborde avec de mauvais présupposés. Depuis un bon demi-siècle, on a fait des progrès considérables dans le dialogue, parce qu'on a eu la bonne idée de commencer par renouer des relations d'amour, en laissant de côté, provisoirement, les questions doctrinales. Aujourd'hui, certains remettent en cause ce dialogue de la charité, jugeant que seule l'adhésion à une même vérité pourrait permettre une réconciliation authentique. Mais en parlant ainsi, on oppose amour et vérité, comme s'ils pouvaient être contradictoires. Dieu est amour et vérité, en lui il n'y a pas de division, en lui amour et vérité se rencontrent et s'embrassent. Opposer la vérité à l'amour, ce serait faire monter jusqu'au ciel les murs de nos divisions. Si notre vérité s'oppose à notre charité, c'est qu'au moins l'une des deux ne vient pas de Dieu. En réalité, il n'y a pas de vérité hors de l'amour. Les vérités au nom desquelles nous nous sommes séparés sont des mensonges si elles nous empêchent d'aimer nos frères et nos soeurs.
Saint Paul nous invite à faire la vérité dans la charité; il y a des évêques qui ont pris ou pensé prendre cela comme devise : veritatem facientes in caritate (Ep 4,15). Aujourd'hui, il est temps d'aller plus loin et de faire la vérité par la charité : c'est en allant plus loin, plus résolument, sur les chemins de l'amour, du souci de l'autre, de l'attention bienveillante à ce qu'il croit et à ce qui le blesse, que nous pourrons espérer atteindre le Dieu de vérité qui, sans cela, échappera toujours à notre quête (Seigneur, où demeures-tu ?). Alors seulement, nous pourrons dire en toute droiture le verset du psaume que nous avons chanté à l'instant : J'ai dit ton amour et ta vérité à la grande assemblée. Jamais l'une sans l'autre.
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