J'avais pourtant juré que je ne m'intéresserais
plus jamais aux débats portant sur la fiscalité. Et bien, je n'ai pas tenu mon
engagement. Cette semaine, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt - le sujet ayant par
le passé beaucoup retenu mon attention - une étude fouillée de mon successeur
et d'un jeune assistant (texte à paraître). Je lis aussi beaucoup de choses
dans la presse générale et spécialisée.
Franchement, certains abusent !
Petit cours élémentaire de droit une fois de plus. Il y a
deux manières de payer moins d'impôt : en fraudant ou en pratiquant
l'évasion fiscale. Frauder, c'est tromper le fisc en pratiquant le mensonge et
la dissimulation. Cela est illicite, donc répréhensible et puni de sanctions administratives et pénales
(financières et/ou de prison). Frauder est un délit.
Rappelez-vous, il y a bien des années maintenant,
quand vous reveniez de vacances à l'étranger avec vos parents et que se
profilait la menace d'un douanier à la frontière, qui ne manquerait pas
d'arrêter le véhicule et de dire sur un ton peu amène : " avez-vous quelque
chose à déclarer ? " Moi, j'étais mort de trouille, j'avais peur qu'il ne
confisque mon nounours. Mon père n'avait jamais rien à déclarer. Une fois, nous
avons subi la fouille des bagages. Pour voir si entre deux vêtements et trois
culottes ne se cachaient pas des marchandises de contrebande. Humiliation
suprême ! Ma mère était éplorée, moi paniqué et mon père expliquait au pandore
qu'ils étaient collègues, vu qu'il travaillait aussi dans une institution
publique (un "parastatal", comme on disait à l'époque, un mot que je ne
comprenais pas).
Et bien, si le douanier avait trouvé quelque
chose, mon père aurait été un fraudeur, vu qu'il avait d’abord répondu qu'il
n'avait rien à déclarer. Heureusement, à côté des valises, il n'y avait
que les restes du pic-nic et deux bouteilles de calvados fabriqué maison, en
toute illégalité, par notre cousin breton, qui n'avait aucune licence. Alors que dire de ceux qui mentent
réellement en gonflant leurs frais professionnels, en ne séparant pas toujours
très exactement leur activité privée de leur activité professionnelle ou créent
des sociétés écrans , ou recourent à des comptes anonymes à l'étranger ...
Et puis, il y a les autres, ceux qui pratiquent
l'évasion fiscale, parfaitement licite, mais pas nécessairement souhaitable au
regard du budget de l'Etat.
On cite toujours les artistes et les sportifs qui
fuient la France pour se réfugier en Suisse, au Luxembourg ou en Belgique. Et
puis quelques grandes fortunes du nord de la France qui ont compris qu'il
suffisait d'habiter un peu plus loin, de l'autre côté de la frontière, pour ne
plus devoir payer l'impôt sur la fortune ou l'impôt sur les plus-values en France.
Ceux-là ne sont pas des fraudeurs. Ils agissent en
toute transparence, ils ne dissimulent pas, ils tirent profit de l'état des
législations existantes. S'il en est ainsi ce n'est pas de leur faute, c'est la
conséquence d'un manque de convergence entre les législations fiscales de pays
limitrophes. L'Europe aurait pu encourager, ou imposer, cette convergence. Cela
a toujours été impossible, car les matières fiscales ont ceci de particulier
qu'elles requièrent une unanimité des Etats membres, tous jaloux de leur
souveraineté fiscale. Alors, vous pensez à 27 !
Mais le plus surprenant est que le phénomène se
produit aussi au sein d'un seul et même Etat.
Voici pourquoi : quand le législateur poursuit, par
principe, un objectif de taxation, il oublie parfois qu'il règle
aussi les questions de droit civil, commercial, social ... Etrange dédoublement
de la personnalité. Il en résulte ceci : les citoyens peuvent utiliser toutes
les ficelles du droit non fiscal pour échapper au droit fiscal ! On ne peut
rien leur dire puisqu'ils respectent le droit et ne mentent pas. Ils ne
fraudent pas. Des cabinets d'affaires ont bien entendu compris tout le
profit qu'ils pouvaient tirer de cette faille et on peut dire, avec admiration,
qu'ils ne manquent pas d'ingéniosité.
Ceci ne plaît évidemment pas du tout à
l'administration des finances, chargée de collecter l'impôt, qui, depuis les
années soixante, en Belgique, multiplie les démarches judiciaires ou
législatives pour contrer cet état de fait.
D’abord, elle a utilisé un critère fort peu
fiable : le comportement normal ou anormal. Tout comportement anormal, à
ses yeux, devait être remplacé, pour la taxation, par le comportement le plus normal.
La Cour de cassation a heureusement fermé les portes de cette voie hasardeuse.
Qu’est ce que la normalité notamment économique ?
Ensuite, elle a expliqué que la réalité juridique
ne correspondait pas nécessairement à la réalité économique. Le droit n’est
jamais qu’un habillage, il faut voir la réalité économique des choses derrière l’habit juridique.
Cela était d’autant plus étrange que la seule réalité économique, dont
l’administration ne voulait pas entendre parler, était celle qui consiste à
chercher à payer le moins d’impôt possible, ce que d’autres n’hésitent pas à
considérer comme un acte de saine gestion patrimoniale ou entrepreneuriale. A
partir du moment où la société fait de la maximisation du profit, un but en
soi, il est évident qu’on pense d’abord à soi et ensuite au fisc. La Cour de
cassation, une fois encore, a mis fin à cette tentative de l’administration.
Nouvel essai manqué.
Après ces deux échecs judiciaires, l’administration
a convaincu le ministre des Finances d’agir par la voie législative. Sage
décision vu que le problème vient d’une incohérence interne à la législation
(mais j'aime tellement dire : du législateur) qui veut taxer une
chose et permet, en même temps, qu’on y échappe légalement.
En 1994, un texte a exploré une nouvelle
voie : toute chose en droit a un nom, c’est comme cela qu’elle devient une
réalité juridique. Si vous vous mettez d’accord avec un tiers pour qu’il
devienne propriétaire de votre voiture moyennant un prix, vous réalisez une
vente (ce qui rend applicable un certain nombre de règles juridiques).
L’administration, par un texte légal, a voulu obtenir une certaine autonomie
dans la qualification juridique des réalités. Certes, il y avait des conditions
et un jeu de preuve. Très rapidement cependant, à l’épreuve des faits, il est
apparu que l’administration prenait un peu ses rêves pour les réalités. Pour
donner en droit un nom à une opération, même complexe, il faut tenir compte de
ce qu’elle est, a dit la Cour de cassation. Toute tentative visant à ignorer le
moindre de ses effets serait illégitime. Il est ainsi apparu que la disposition
légale était sans grand effet, sauf dans quelques cas marginaux.
Satanée cour de cassation et pauvre administration
fiscale, qui ne sait plus à quel saint se vouer ! Existe-t-il
seulement un saint patron des collecteurs d’impôt ? Saint Matthieu sans doute.
Tel un phoenix renaissant de ses cendres, l’administration
a mis dans les mains du nouveau gouvernement Di Rupo 1er, un nouveau texte qui
a été adopté en Conseil des ministres et au Parlement et suscite déjà beaucoup
de réflexions et réactions.
Un nouvel angle d’attaque est adopté. On ne joue
plus avec les qualifications, mais avec les opérations elles-mêmes. Toute
opération conforme au droit qui ne serait pas en outre conforme aux objectifs de la législation fiscale, pourra
être ignorée par le fisc lors de l’établissement de l’impôt.
Ceci confère au droit fiscal une espèce de supériorité par rapport aux autres branches du droit. Le législateur se dédouane de ses incohérences en se reportant sur les citoyens : lorsque vous accomplissez un acte en respectant le voeu du législateur civil ou commercial, n'oubliez pas que vous devez aussi respecter le voeu du législateur fiscal (qui est le même), même si une contradiction existe. En d'autres termes, celui qui agira conformément au droit, mais en omettant d'agir en même temps dans l'intérêt du fisc, pourra être soupçonné d'abuser de la législation !
Ceci est maladroit et frise l'absurde.
Ceci est maladroit et frise l'absurde.
Maladroit : supposons que deux parties, au lieu de conclure
un bail, constituent plutôt un droit d’usufruit au profit de celui qui aura la
jouissance du bien. Le droit civil le permet; or, les conséquences fiscales ne
sont pas les mêmes, dans ces deux cas. Pourrait-on voir
là un abus de la législation, compte tenu que le rendement fiscal pourrait être moindre, en cas de choix pour l'usufruit ? Je ne le crois pas, car c'est bien le législateur qui a décidé de traiter différemment le bail et l'usufruit sur le plan fiscal. Qu'il modifie alors la législation fiscale ! Le considérerait-on, la nouvelle mesure ne permet pas de
requalifier une opération (ce qui reviendrait à prétendre ici que la constitution d'usufruit mérite plutôt d'être qualifiée de bail), elle permet seulement de l’ignorer. Je ne vois pas
quel est dès lors le gain pour le fisc. En d'autres termes, alors qu'elle se veut générale, la mesure adoptée laisse sur le carreau des comportements finalement assez fréquents.
Absurde : il est dit, dans les travaux préparatoires de la
loi, que la mesure ne vise pas que les entreprises (grandes ou petites) et,
plus généralement, le monde des affaires (là où la fraude à grande échelle se
pratique), mais aussi la gestion par les particuliers de leurs avoirs.
L’inquiétude est grande, après cette déclaration.
On parle beaucoup dans la presse du don manuel. On peut en effet donner de
l’argent, par exemple, à un de ses enfants de la main à la main. On appelle
cela un don manuel. C’est, en droit civil, une donation véritable et valide. Oui,
mais, le droit fiscal impose les donations (à un taux de 3% en ligne directe,
entre époux et co-habitants). Aucun droit n’est pourtant pratiquement perçu sur les dons
manuels, parce qu’ils ne sont pas connus du fisc, le Code des droits
d’enregistrement n’imposant pas leur déclaration. Réalisés par quelqu’un dans
les trois ans qui précèdent son décès, ils doivent être repris, par contre,
dans la déclaration de succession, pour être soumis aux droits de succession.
Il appartient toutefois à l’administration de prouver l’existence de la donation
dans la période critique (ce qu'on oublie souvent).
Il ne faut pas trop s’inquiéter quant aux dons
manuels. La législation fiscale elle-même les soustrait de facto, dans la plupart des cas, à l’imposition. Pour que cela
change, il faudrait que le législateur impose leur déclaration … chose à peine
imaginable et impossible à contrôler. Va-t-on permettre à l'administration, au cas où elle aurait connaissance d'un tel don, de dire : certes vous avez agi conformément au droit, mais vous n'avez pas assez pensé aux intérêts du fisc ? Le pourrait-elle, elle se heurterait encore à un obstacle : les donations mobilières ne sont imposables au droit de donation que si elles sont valablement constatées dans un titre, c'est-à-dire un écrit ... or, par définition, ce n'est jamais le cas d'un don manuel.
Après tout ceci, on reste, en ce qui concerne l’administration,
avec l’image d’un enfant faisant un château de cartes, qui à chaque fois
s’écroule.
Dans une démarche tout à fait nouvelle, et pour apaiser les esprits, le Ministre responsable, flanqué d'un professeur d'université, a déclaré solennellement à la RTBF que ces pratiques privées resteront en dehors du champ d'application de la loi. Ce n'est pas la première fois qu'un ministre fait voter un texte, puis donne pour consigne à son administration de ne pas l'appliquer dans certains cas. Une telle position s'exprime le plus souvent dans une circulaire ou dans une réponse à une question parlementaire, ce qui est déjà à la limite de l'acceptable, car cela revient à dire au Parlement, qui a été le plus souvent prié de voter le texte (majorité contre opposition), que la loi qui sera appliquée ne sera pas celle qui a été votée. Cette fois, un pas de plus a été franchi : une déclaration solennelle à la télévision, avec la caution d'un professeur d'université ! A quand un twitter ? Ne serait-il pas plus décent de reconnaître que le texte soumis au vote du Parlement n'était pas un bon texte et d'en proposer un autre meilleur ?
http://www.rtbf.be/info/economie/detail_la-planification-successorale-ne-sera-pas-assimilee-a-une-fraude?id=7776335
Dans une démarche tout à fait nouvelle, et pour apaiser les esprits, le Ministre responsable, flanqué d'un professeur d'université, a déclaré solennellement à la RTBF que ces pratiques privées resteront en dehors du champ d'application de la loi. Ce n'est pas la première fois qu'un ministre fait voter un texte, puis donne pour consigne à son administration de ne pas l'appliquer dans certains cas. Une telle position s'exprime le plus souvent dans une circulaire ou dans une réponse à une question parlementaire, ce qui est déjà à la limite de l'acceptable, car cela revient à dire au Parlement, qui a été le plus souvent prié de voter le texte (majorité contre opposition), que la loi qui sera appliquée ne sera pas celle qui a été votée. Cette fois, un pas de plus a été franchi : une déclaration solennelle à la télévision, avec la caution d'un professeur d'université ! A quand un twitter ? Ne serait-il pas plus décent de reconnaître que le texte soumis au vote du Parlement n'était pas un bon texte et d'en proposer un autre meilleur ?
http://www.rtbf.be/info/economie/detail_la-planification-successorale-ne-sera-pas-assimilee-a-une-fraude?id=7776335
Pour faire plus sérieux, la véritable question n’est-elle
pas celle de l’intégration du droit fiscal dans l’ensemble du droit ? Vieux
sujet de discussion : le droit fiscal serait-il, au sein du droit,
autonome ?
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