Connaître ses limites pour penser juste
Faut-il à tout prix rejeter ses propres failles ? La « réussite » d’une vie dépend-elle de la capacité de chacun d’entre nous à dépasser ses fragilités, voire, mieux encore, à se montrer invulnérable ? Dans la vie, comme le disait Georges Canguilhem, les réussites sont souvent des « échecs retardés ».
Car l’être humain n’est pas simplement un agent rationnel, un individu capable à chaque instant de « dire » et de « faire » exactement tout ce qu’il veut « dire » ou « faire ». La plupart du temps, nous disons et faisons autre chose que ce que nous aurions voulu dire ou faire. Et souvent, la vérité d’un être gît là, dans le balbutiement d’une parole qui peine à s’exprimer, dans la profondeur d’une faille qui nous déstabilise.
Plus nous cherchons à nous éloigner de cette vérité-là, plus, tôt ou tard, la vie nous rattrape.
En réalité, c’est au sein même de nos failles que surgit notre désir et que commence à se structurer notre façon d’envisager le monde. Il faut accepter notre vulnérabilité pour pouvoir « penser juste », pour réfléchir réellement au sens de notre vie et de notre rapport à l’autre.
Il n’existe pas d’existence « réussie », si nous ne parvenons pas à être au plus près de nous-mêmes ; à savoir ce qui nous réjouit et ce qui nous attriste ; à accepter de nous ouvrir au mystère du manque et de la finitude.
Ce n’est qu’après que nous pouvons chercher à aller vers les autres et leur faire confiance. Car la confiance aussi, comme toute relation humaine, est fragile et soumise aux aléas du désir. Non seulement cette confiance que nous pouvons avoir en autrui n’exclut pas la possibilité que celui-ci nous trahisse, mais c’est parce que nous avons confiance en lui qu’il a la possibilité et le pouvoir de nous trahir. On ne peut saisir cette incontournable complexité des relations sociales qu’en partant de la vulnérabilité et de la finitude de la condition humaine. Même si pour cela il faut se risquer à faire le deuil de la cohérence.
Que serait d’ailleurs une pensée fermée sur elle-même et incapable de prendre en compte l’ambiguïté de l’existence ? Certes, nous ne pouvons être que fascinés par la cohérence et la pureté de la Logique, un système de signes qui rejette les contradictions et qui nous aide souvent à faire de l’ordre autour de nous. Mais la cohérence ne fait que chasser par la porte les ambivalences de l’humain. Et celles-ci, un jour ou l’autre, finissent toujours par réapparaître, la plupart du temps là où on ne les attend pas.
Il en va de même pour tout discours qui prône des idéaux abstraits et qui, ne voulant pas admettre que les êtres humains sont tous inscrits dans la finitude, finit souvent par devenir « totalitaire ». Rappelons l’exemple de Robespierre et de son éloge de la Vertu qui conduisit dans les excès de la Terreur. On oublie que nous faisons tous des erreurs et que nous nous trompons tous… et qu’au fond, cela n’est pas très grave si nous savons l’accepter et en tirer les leçons. Parce que c’est justement à partir de nos erreurs que nous pouvons rebondir par la suite. Sans attendre d’autrui ce que nous-mêmes nous serions incapables de dire ou de faire.
Comme le dit bien Anne Dufourmantelle, « il faut avoir aimé, et trahi, et souffert, et avoir désespéré d’un amour, et avoir été défait et repris et sauvé, pour envisager, peut-être, qu’il n’est d’infidélité que du plus grand amour, mais qu’en même temps l’amour ne peut se risquer qu’au prix de la vérité ».
Personne n’est parfait. Nous avons tous, en tant qu’êtres humains, des fragilités et des failles. C’est d’ailleurs parce que nous sommes vulnérables que nous sommes humains. Et que nous sommes conduits à passer notre vie à essayer de composer avec nos limites. Certes, tout dépend de l’ampleur de nos blessures et de ce que nous arrivons à en faire.
Car la douleur et la souffrance, en elles-mêmes, n’ont aucun sens. La plupart du temps, elles ne servent à rien. À rien d’autre qu’à faire crier son désespoir, à prier que cela s’arrête, à attendre qu’un geste de compassion ou d’empathie arrive enfin pour nous soulager…
Mais c’est une chose de dire que la souffrance est absurde ou injuste, c’est en une autre de penser que le bonheur ne peut surgir qu’à partir du moment où l’on s’est débarrassé de ses failles. Car non seulement nous n’y parviendrons jamais totalement. Mais, pire encore, en niant notre vulnérabilité, nous nous empêchons d’habiter le monde avec ses contradictions.
(1) Dernier ouvrage : Le Contrat de défiance, Grasset, 2010.
Ce texte de Michela Marzano, paru dans le journal La Croix me semble tellement juste et pertinent que je me permets de le reproduire tel quel (http://www.la-croix.com/Debats/Opinions/Debats/Connaitre-ses-limites-pour-penser-juste-_NP_-2011-06-23-666902).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.