Voilà un enfant, qui aurait dû s'appeler Zacharie, et s'appellera finalement Jean (Yohanan, en hébreu, "Dieu fait grâce"). Son destin a été particulier et sa vie marquée de plusieurs étapes constitutives, comme s'il n'avait pas trouvé du premier coup sa vocation. Ceci est d'une certaine manière rassurant à l'aune de nos expériences individuelles.
Avant de nous arrêter un instant sur le parcours de Jean, principalement à la suite de l'évangéliste Luc, une première chose me frappe. Les deux premiers chapitres de cet évangile comportent deux annonciations, racontent deux naissances, esquissent deux destins, comme en parallèle : ils concernent Jean et Jésus. On fête le premier, selon le calendrier liturgique, au solstice d'été, le second, au solstice d'hiver. Le premier, Jean, est fêté au moment où les jours sont les plus longs et où leur durée va commencer à diminuer. Le second, Jésus, est fêté au moment où les jours sont les plus courts et vont augmenter peu à peu vers la pleine lumière. Quel beau symbole ! D'après l'évangéliste Jean, Jean le Baptiste aurait dit en effet : " il faut qu'il grandisse et que moi je diminue " (Jn, 3, 30). Cela, nous aussi sommes invités à le dire jour après jour. Diminuer son Moi pour Lui laisser une place toujours plus grande.
J'aime aussi l'idée que Jean et Jésus étaient cousins (Marie et Elisabeth, leurs mères, étant cousines). Il y a entre eux un air de famille, notamment quant à leur naissance (un est né d'une femme âgée stérile et l'autre d'une jeune vierge non mariée : on pouvait imaginer plus conventionnel), dans certains aspects de leur prédication et aussi dans leur mort tragique (décapitation et crucifixion, sur ordre du pouvoir). Il y a pourtant une grande différence entre eux : Jean clôt l'ancienne alliance, Jésus inaugure la nouvelle alliance. Le rapport à Dieu va changer du tout au tout. Jean en a le pressentiment, pas la certitude, car il lui est arrivé de douter (Lc, 7, 19). Il va entrouvrir la porte, préparer les coeurs. Il ne saura pourtant pas, de son vivant, à quoi ressemble le Royaume que Jésus, son cousin, va initier.
Quelque chose me touche beaucoup dans le personnage de Jean : il est comme appelé à rester effacé, à l'arrière-plan, il aura facilité la transition, mais il ne participera pas à la nouvelle alliance. Il devra s'y faire. Cela ne veut pas dire que son rôle n'a pas été essentiel. Il est bon de rappeler que Jean est le seul saint dont l'Eglise célèbre la naissance (les autres saints étant généralement commémorés à la date de leur mort). Privilège insigne ! C'est l'évangéliste Mathieu qui rapporte cette parole de Jésus : " en vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d'une femme, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui " (Mt, 11, 11).
Mais revenons au parcours de Jean.
Tout commence par une annonciation (Lc, 1, 5 et sv.). Chaque fois qu'il s'agit d'annoncer une bonne nouvelle, c'est toujours l'ange Gabriel qui s'y colle. Ici, le destinataire s'appelle Zacharie, il est prêtre, il officie au Temple de Jérusalem. Avec sa femme Elisabeth, ils forment un couple déjà âgé et stérile. Et voilà la bonne nouvelle qu'apporte Gabriel à Zacharie : ta femme Elisabeth va enfanter un fils, tu l'appelleras Jean, il sera saint et il ramènera beaucoup de fils d'Israël au Seigneur leur Dieu. Zacharie non seulement n'en croit pas trop ses oreilles, mais signifie à l'ange Gabriel qu'il ne croit pas un seul instant à ses fadaises, tant cela lui paraît invraisemblable vu son grand âge. Pour ne pas avoir cru les paroles de l'ange, le voilà privé de voix ! Il se présente pour la grande bénédiction sur le peuple, mais rien ne sort plus de sa bouche : il est devenu muet. Le père Devillers m'a amusé, ce matin, quand il a dit, l'air de rien, que voilà ce qu'il en coûte à un curé, quand il ne sait plus écouter la voix de Dieu, il peut encore officier, encenser, célébrer ... mais il n'a plus rien à dire, à transmettre, au peuple qui lui est confié ! Il ne fait plus que s'agiter. Pensait-il à quelques uns de ses confrères dans la hiérarchie de l'Eglise ? Le parallèle est intéressant avec la deuxième annonciation, celle où Gabriel s'adresse à Marie (Lc, 1, 26 et sv.). La nouvelle est tout aussi invraisemblable, mais Marie, sans doute plus simple, plus confiante et moins instruite que Zacharie, ne trouve rien d'autre à répondre que : " je suis la servante du Seigneur " (Lc, 1, 38).
Puis, quelques mois plus tard, l'enfant naît contre toute attente (en tout cas de la part de Zacharie). Se joue alors la scène du prénom, au moment de la circoncision de l'enfant, le huitième jour après sa naissance (Lc, 1, 57 et sv.). A cette époque, le premier fils portait toujours, par tradition, le prénom de son père. Quand Elizabeth dit qu'il s'appellera Jean, c'est la stupeur. On demande à Zacharie son avis, qu'il écrit sur une tablette : son nom sera Jean. Le projet de Dieu a fait chemin dans son coeur. Il faut parfois du temps pour admettre les projets de Dieu. Il retrouve sur le champ la parole et déclame ce très beau texte, connu sous le nom de Cantique de Zacharie, que l'on chante tous les jours à la fin de l'office du matin (Lc, 1, 67 et sv.). Le choix d'un prénom pour un enfant est toujours important. Il véhicule beaucoup de symboles. Il y a les prénoms en vogue, les prénoms aristo, les prénoms par tradition familiale, les prénoms pour faire plaisir au parrain ou à la marraine, les prénoms qui veulent avoir un sens. J'aime simplement ici que les usages, ou les plaisirs des hommes, aient été ici brisés. Il s'appellera Jean, parce que Dieu a voulu qu'il s'appelle Jean.
De l'enfance et de la jeunesse de Jean, on ne sait rien. Tout au plus, l'évangéliste Luc dit-il : " Quant à l'enfant, il grandissait et son esprit se fortifiait; et il fut dans les déserts jusqu'au jour de sa manifestation à Israël " (Lc, 1, 80). On ne saura pas beaucoup plus de Jésus, son cousin, soit dit en passant.
A vrai dire, Jean aurait dû devenir prêtre comme son père Zacharie, le sacerdoce étant héréditaire dans la religion juive de l'époque. Nouvelle rupture avec l'ordre établi : Jean refuse de jouer le rôle qui lui est dévolu selon la tradition. Il part au désert. Pour se chercher ? Pour se trouver ? Jésus fera cela aussi au tout début de son ministère (Lc, 4, 1-13; Mt, 4, 1-11; Mc, 1, 12-13).
Beaucoup d'exégètes se sont interrogé sur ce temps de désert vécu par Jean. Pour Jésus, l'évangéliste Marc suggère qu'il a exercé, à Nazareth, avant sa vie publique, le métier de charpentier (Mc, 6, 3), mais on n'en sait pas beaucoup plus.
Il se dit, mais les exégètes ne sont pas unanimes, que Jean aurait pu rejoindre un temps les Esséniens. Les Esséniens avaient rompu avec le Temple corrompu. Ils avaient créé près de la Mer Morte, à Qumran, une communauté entièrement vouée à la prière, à l'étude des textes saints, obsédée par l'idée de pureté (plusieurs bains rituels rythmaient le quotidien) et dans l'attente du Messie. La seule communauté "monastique" de tradition juive connue. Certains pensent que Jean a vécu un temps, plus ou moins long, avec eux. Si cela est vrai, cela ne serait qu'une étape de plus dans le parcours de Jean.
Car, un jour, en effet, qu'il ait renoncé à la solitude de l'ermite ou à la vie communautaire à Qumran, il est parti sur les rives du Jourdain et est allé à la rencontre des gens pour leur parler. Que leur disait-il ? Il leur demandait de se convertir. Et, pour lui, se convertir cela voulait dire : " Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas ; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même " (Lc, 3, 12). Cela voulait dire aux fonctionnaires : " n'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé " (Lc, 3, 13). Aux militaires, il disait : " ne faites ni violence, ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde " (Lc, 3, 14). Les recommandations de Jean n'ont rien de neuf : elles prônent le partage, la justice, la non-violence; elles dénoncent la corruption. Et pourtant elles sont encore d'une telle actualité ! Elles étaient, pour lui, la condition pour accueillir ce qu'il ne pouvait encore nommer. Je suis frappé par le nombre de ceux qui, depuis ce temps lointain, ont tenu le même discours que Jean. Sans grand succès pourtant, comme si tout était toujours à recommencer. Je ne parviens pas à comprendre comment ce message de sagesse n'est toujours pas appliqué. Combien d'autres Jean faudra-t-il pour préparer encore et encore le terrain ?
Il utilisait aussi un signe : le baptême dans l'eau du Jourdain. Quel beau symbole. Le Jourdain était, à l'époque, un fleuve d'eau vive qui coulait vers la Mer morte. Se purifier par le baptême dans le Jourdain voulait dire qu'on gardait le vivant pour laisser filer les parts obscures de son âme vers la Mer morte.
Jean annonçait aussi quelqu'un d'autre, de plus fort, de plus grand que lui, qui ne baptiserait plus dans l'eau comme lui, mais dans l'Esprit (Lc, 3, 16). Mais avait-il une pleine conscience de ce qu'il disait (ou lui a-t-on fait dire après) ?
Puis vient le jour où les deux cousins se rencontrent. Jean baptisait dans le Jourdain et Jésus demande le baptême de Jean. Entre les deux, il y a ainsi une continuité que Jésus provoque. Jean savait qu'il devait préparer le chemin d'un autre et il reconnaît en Jésus, son cousin, cet autre. Jésus, en lui demandant le baptême, légitime Jean.
Pour Jean, cela ne fut pas si facile que cela pourtant. Quelle place devait-il tenir désormais ? S'effacer complètement ou continuer ? Il semble qu'il ait continué non sans créer sans doute quelques flottements parmi les disciples qui ne savaient plus trop à quel saint se vouer, si j'ose dire. Son emprisonnement modifiera considérablement la donne.
Pour avoir dit aux pharisiens et aux sadducéens, qui venaient à son baptême : " Engeance de vipères ... etc... " (Mt, 3, 7), pour avoir dénoncé le sens de la famille très particulier d'Hérode, Jean ne s'était pas fait que des amis. Cela a a provoqué sa mise à mort. La ressemblance avec son cousin Jésus est troublante.
Le parcours de Jean m'interpelle car il n'est pas une ligne droite. On y décèle une certaine radicalité, mais des doutes aussi. Je suis très sensible aussi au fait qu'il entrouvre la porte de la nouvelle alliance, sans savoir exactement ce qu'elle sera, ni finalement la connaître pleinement de son vivant. N'est-ce pas un peu notre cas à nous ?
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