Le conteur, à la veillée, le premier soir.
Il y avait dans le désert un pauvre chamelier qui n'avait jamais été à la ville. Des voyageurs de passage lui avaient vanté ses maisons, ses nuits, ses charmes. Un autre monde. Il rêvait d'y aller. Il était comme envouté. Chaque matin, il se disait : ce soir, je pars. Bien sûr, il voyagerait de nuit, le jour est trop chaud. Chaque fois, le soir tombé, sa femme l'en empêchait. Elle ne connaissait pas la ville non plus. Les femmes sont jalouses. Les femmes sont jalouses de ce qu'elles connaissent et encore plus de ce qu'elles ne connaissent pas. La ville, c'était l'ennemie. Chaque soir, le pauvre chamelier cédait devant les cris de sa femme. Parfois il était déjà en selle et il lui fallait redescendre. Mais avec au coeur la rage de voir la ville.
Enfin un soir, sa femme lasse d'interdire le laissa faire.
- Vas-y, puisque tu y tiens tant. Mais alors, rapporte-moi de la ville un cadeau.
- Bien sûr, oui certainement.
- Je veux un grand peigne en argent qu'on met dans ses cheveux comme un diadème. Tu ne vas pas oublier ?
- Non. Oui. Je ne sais pas. Parfois je n'ai pas de tête.
- Alors si tu oublies, regarde la lune, et tu te souviendras.
La lune à son premier quartier, très mince, brille dans le ciel, elle est un diadème d'argent à poser dans ses cheveux. Le pauvre chamelier regarde et dit :
- Un peigne en argent à mettre dans ses cheveux. Oui.
- Tu n'oublieras pas ? Un peigne en argent ?
- Je n'oublierai pas.
- Regarde la lune.
- Je regarderai la lune.
Et il fit claquer sa langue, tapa de sa baguette le flanc du chameau et partit pour la ville.
Combien de jours il y resta, je ne sais pas. Mais c'est seulement un soir, quand il était déjà en selle qu'il se souvint de sa promesse de rapporter un cadeau à sa femme, en disant adieu à un commerçant à la sortie des souks.
- Une louable promesse, dit le commerçant. J'ai ici tout ce qu'il faut. Que désire ton honorable épouse ?
- Je ne sais plus. Ca y est : le trou de mémoire. Ma pauvre tête. Ah, ma femme m'a dit : si tu oublies, regarde la lune et tu te souviendras tout de suite de ce que je veux.
- Bien, dit le commerçant, Regardons la lune.
Mais la ville était loin du campement du pauvre chamelier. Le voyage avait été long. Le temps avait passé. La lune qui était à son premier croissant à son départ était maintenant pleine, ronde, lumineuse, comme un miroir d'argent.
- C'est évidemment un miroir, dit le commerçant.
Et il enveloppa le miroir, comme on sait faire en ville, dans un paquet-cadeau.
Le conteur, à la veillée, le deuxième soir.
Le pauvre chamelier a pris avec lui le cadeau pour sa femme qui est comme une lune d'argent, et il rentre chez lui. Et il dit à sa femme : voilà le cadeau que tu m'avais demandé et que je t'avais promis.
Et la femme prend le cadeau et va se cacher dans un coin pour l'ouvrir. Qu'est-ce qu'un plaisir que tout le monde peut partager ? Elle ouvre le paquet-cadeau. Elle le regarde. Elle le regarde et elle pleure. Il faut dire que comme le chamelier elle est très pauvre et qu'elle n'a jamais été à la ville. Elle n'a jamais vu un miroir.
Sa mère qui est dans l'autre coin lui demande :
- Pourquoi pleures-tu ma fille ?
- Je pleure parce que mon mari ne m'aime plus.
- Comment peux-tu croire cela ?
- Je le sais, pleure-t-elle, en regardant le miroir. Je lui avais demandé de me rapporter un cadeau de la ville. Et il a rapporté une autre femme.
- Je veux voir, dit la mère.
La mère est aussi très pauvre, n'a jamais été à la ville, n'a jamais vu de miroir. Elle prend en main et le regarde. Elle dit :
- C'est vrai. Il a rapporté une autre femme. Mais tu n'as rien à craindre. Elle est très vieille et très laide.
(extrait de Jean-François Deniau, La lune et le miroir, roman, Galimard, 2004)
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