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vendredi 20 août 2010

A quoi servent les juristes?

"A quoi servent les juristes?"

Ce n'est pas moi qui pose la question. Mais elle m'est fréquemment posée par des non juristes. Et j'essaye d'y répondre.

J'essaye d'expliquer le plus simplement possible l'Etat de droit et l'idée que le droit est l'expression, dans une démocratie, du pacte social défini par le Parlement élu. J'explique que la Justice garantit que la loi sera appliquée à tous de la même façon avec mesure et proportionnalité. J'explique aussi que l'avocat est là pour défendre les droits de chacun, et d'accompagner le justiciable là où il n'a pas toujours conscience de tous ses droits. Ces droits sont essentiels: les droits de la défense, le droit à un procès équitable, la présomption d'innocence, le droit à un juge indépendant et à un jugement dans un délai raisonnable, le droit de se taire, le principe selon lequel chaque partie doit être entendue, par exemple. 

Le plus souvent, mon interlocuteur non juriste, après ces doctes propos, m'oppose quelque chose qu'il vient de lire dans la presse. Certes, la presse n'est que la presse, mais généralement, cela se corse!

Ce matin, alors que je prenais mon café du matin, mon voisin de table me prend à témoin: "Avez-vous lu ceci?". Il s'agissait d'un article de la Libre Belgique relatant que les avocats de BP, suite au désastre écologique et économique survenu dans le Golfe du Mexique, avaient établi une grille pour l'indemnisation des victimes (en fonction de la distance, de l'activité économique exercée, etc ...). Les victimes, si elles veulent prétendre à l'indemnité, doivent renoncer à tout recours contre BP. Il me demande ce que j'en pense.

J'ai pensé d'abord conseiller aux victimes de prendre un bon avocat avant d'accepter, mais en ont-elles les moyens? Sentant le sol un peu s'effondrer sous mes pieds, j'ai tenté de présenter les juristes sous leur meilleur jour: même chez nous, les juristes peuvent jouer un rôle de conciliation, par exemple entre deux époux qui ne s'entendent plus ou entre un employeur et un travailleur. Un bon accord ne vaut-il pas mieux qu'un mauvais procès? Je sentais néanmoins que je n'étais pas totalement sincère ou en tout cas pas pleinement en mesure de convaincre mon voisin de table.

C'est alors que j'ai lu moi-même un article et imaginé un dialogue tout à fait fictif et bien entendu caricatural. Appelons mes deux personnages: le juriste et l'interlocuteur.

L'interlocuteur venait de lire un article sur un sujet qui le concerne. Il a en effet signé, avec un promoteur immobilier, un contrat pour la construction d'une maison neuve dans un lotissement. Or, cet article lui révèle que cela pourrait bien lui coûter plus cher que prévu. Comment ne pas comprendre son inquiétude?

Petit cours de droit, sous forme de dialogue, pour lui expliquer.

Le juriste: "Vous avez acheté un "pack" chez votre promoteur: un terrain avec une maison à construire dessus, dont vous avez choisi le modèle "sur catalogue". Normalement, quand on devient propriétaire d'un terrain, on devient aussi propriétaire de tout ce qui est construit dessus. Les juristes appellent cela le droit d'accession. 

L'interlocuteur: "Ah bon, je ne savais pas, mais c'est bien cela que je voulais".

Le juriste: "Seulement voilà, le droit fiscal belge est plus compliqué que cela. Voyez-vous, le législateur, celui qui définit le pacte social, a décidé qu'une distinction devait être faite entre le terrain et votre maison."

L'interlocuteur: "Pourquoi donc?"


Le juriste: "D'après les règles européennes, les constructions neuves doivent être soumises à la T.V.A. au taux de 21 % (en Belgique). Comprenez-moi, on ne pouvait pas faire autrement. Je sais, cela ne vous arrange pas vraiment, mais cela arrange le promoteur qui peut déduire les T.V.A. en amont sur votre construction".


L'interlocuteur: "Je commence déjà à être un peu dépassé".

Le juriste: "Je vous comprends, mais vous n'avez pas encore tout vu. Dans le fond, la Belgique est bien brave. Elle a décidé (d'autres Etats aussi) que le terrain n'est pas une construction neuve! Et donc que, sur le terrain, vous ne deviez payer que les droits d'enregistrement. Evidemment, la Belgique étant ce qu'elle est, vous ne payez pas la même chose selon que le terrain se situe en Flandre ou ailleurs ("ailleurs" désignant ici tout ce qui n'est pas la Flandre, soit un conglomérat disparate). En effet, vous auriez dû payer, en Flandre, sur le terrain 10 %; 12,5 % ailleurs. Vous suivez? C'est quand même mieux que 21 %!"


Mon interlocuteur: "Oui. J'essaye de suivre. Heureusement que vous êtes juriste!".


Le juriste: "Seulement voilà, la Cour européenne de Justice à Luxembourg a taclé l'Allemagne! Des avocats ont plaidé devant la Cour - c'est tellement excitant de plaider, vous ne pouvez pas savoir - et, après des mois, la Cour a rendu son arrêt "Breitshol". Ne me dites pas que vous n'avez jamais entendu parler de l'arrêt "Breitshol"?


L'interlocuteur: "A vrai dire, non. Mais je ne doute pas un seul instant que je vais en entendre parler".


Le juriste: "Et bien, la T.V.A. doit aussi s'appliquer au terrain sur lequel votre promoteur construit votre maison! N'est-ce pas formidable?".


L'interlocuteur: "Concrètement, ça veut dire quoi pour moi?"


Le juriste: "Ce n'est pas parce que la Cour prononce un arrêt à propos de l'Allemagne que tout va changer tout à coup pour vous. Il est vrai, la Région Wallonne a fait de l'excès de zèle en décidant de ne plus percevoir les droits d'enregistrement sur le terrain dans votre cas, suite à cet arrêt. Mais le ministre fédéral des Finances ne semble pas trop pressé ... Pourquoi d'ailleurs? J'ai entendu courir des bruits: les promoteurs immobiliers ne sont pas contents du tout! Peut-être a-t-il cherché à temporiser pour leur faire plaisir?


L'interlocuteur: "Pourquoi ne sont-ils pas contents?".


Le juriste: "Mais enfin, vous ne comprenez rien à rien!".

L'interlocuteur: "Non, je ne suis pas juriste, moi"

Le juriste: "C'est pourtant simple! Votre "pack: maison + terrain" va coûter plus cher! Alors, c'est de l'économie appliquée: ou bien ils vous feront payer plus, ou bien ils réduiront leur marge bénéficiaire, mais je doute beaucoup de la deuxième branche de l'alternative".


L'interlocuteur: "Mais, moi j'ai négocié un prêt à la banque ... et ce ne sera peut-être pas suffisant maintenant! Et, je ne peux pas payer plus! C'est une catastrophe!"


Le juriste: "Une catastrophe! Comme vous y allez! Vous oubliez que des juristes sont à votre service.
D'abord, le ministre fédéral - vous savez, celui qui voulait ménager les promoteurs immobiliers - a situé au 1er janvier 2011 l'entrée en vigueur de la mesure. D'ici là, on peut toujours imaginer quelque chose. Le plus grand pouvoir des juristes est leur imagination. On pourrait imaginer bien sûr des facturations anticipées avant le 31 décembre 2010. Mais j'ai mieux que cela: nous allons dissocier le terrain et la maison! Il suffit que votre promoteur crée deux sociétés différentes: une qui est propriétaire du terrain et renonce au droit d'accession et l'autre qui n'est propriétaire que du bâtiment! Comme ça, vous ne faites plus l'acquisition d'une maison sur un terrain, mais d'un terrain sans maison et d'une maison sans terrain! N'est-ce pas extraordinaire?


L'interlocuteur: "Tout cela est-il bien légal?"


Le juriste: "Je m'étonne de votre question. Bien sûr que c'est légal!".


L'interlocuteur: "Vous êtes en train de m'expliquer qu'on peut légalement échapper à la loi?"

Le juriste: "C'est à cela que servent aussi les juristes".


L'interlocuteur: "Mais le pacte social? Le rôle de la loi au regard de laquelle chacun est égal, d'après la Constitution?"

Le juriste: "... vous dites?".

L'interlocuteur: "Et pour échapper légalement à la loi, cela coûte beaucoup d'argent?".

Le juriste: "...".


L'interlocuteur: "Si je comprends bien votre silence, vous me laissez entendre que pour ne pas payer à l'Etat, je vais devoir vous payer vous ... Je me demande si je ne vais pas aller consulter un autre avocat pour me faire une opinion sur tout ceci". 





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